La porte était ouverte, je suis entré. C'était il y a quelques minutes déjà. Je me suis installé, filant sans bruit comme une ombre, dans le fond, près de la fenêtre. Il y a de la vie dans cette salle. Certains peignent, d'autres dansent, il y en a même une qui chantonne. Dans cette cacophonie de sons épars, je m'épanouis. Moi, je ne suis pas un artiste. Je ne sais rien faire de mes mains, à part distribuer quelques baffes, tenter des droites... tout ce qui fait ma virilité extraordinaire, en somme. On pourrait se dire que je n'ai pas ma place ici, au milieu de ces gens inspirés, passionnés... Pourtant, il me semble que c'est l'endroit rêvé.

Je suis venu pour disparaître.

Personne ne prête attention à moi, qui ne m'adonne à rien, si ce n'est : m'évertuer à essayer de passer au travers de la vitre sans bouger de ma chaise. C'est grisant. N'être personne pour pouvoir enfin tout faire, tout penser, tout être. Alors, dans ce chaos de non sens, je fais le point sur ma vie. Sur ce que je suis, ce que je voudrais être et ce que je ne serai sans doute jamais. Un truc bien déprimant, qui me sape le moral et anéantit mes belles heures perdues.

Quelqu'un devant moi dessine. Sa main trace les contours d'un corps qui semble n'appartenir à personne. Sous l'impulsion de la mine de plomb, la silhouette prend vie sitôt qu'elle se façonne. Je suis ses mouvements des yeux, avide de ses moindres faits et gestes. C'en est presque indécent, de détailler autant la nudité de ce corps de papier. Pour ne pas rompre le charme, je refrène mon envie de battre des cils. Le corps face à moi devient le mien. Je m'imagine l'habiter, et pour une fois, je me trouve vraiment attirant, sensuel... mystérieux. Il me semble avoir tout à envier à ce corps fictif, à présent. Il possède tant de choses que je n'ai pas. Pourtant, d'ordinaire, je me trouve plutôt pas mal. Sans être un grand tombeur, je sais que je ne déplais pas. Mon seul handicap face à la conquête d'une éventuelle âme sœur réside dans mon incapacité à être naturel avec les individus de sexe féminin. Et cet homme là, tracé si finement au crayon gris, il me nargue. Parce que si je le possédais, si j'étais lui, alors je serais différent. Qui sait ? Je saurai peut-être me montrer plein d'assurance sans avoir à travestir mes réelles émotions. Je souris dans le vague. Ces inepties ne me mèneront à rien, je le sais bien. Il ne sert à rien d'envier ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas.

De l'autre côté de la pièce, une jeune fille chante. Oh, si faiblement, que c'en est un murmure presque imperceptible. Accompagné par les crissements des crayons, son souffle rythmé semble parcourir des kilomètres avant de me parvenir. Se laissant bercer par la mélodie qu'elle invente, la demoiselle ferme les yeux et son visage si paisible ne frémit que pour prononcer les mots magiques de sa chanson. Je suis persuadé qu'elle invente tout au fur et à mesure. Je tends l'oreille pour tenter d'en discerner les syllabes. Parfois, ses mains virevoltent autour d'elle comme si elles dansaient de leur plein gré. Même lorsqu'elles réintègrent leur place, le long du corps de la jeune fille, les mains me fascinent. Je ne peux m'empêcher de les admirer. On ne se figure pas toutes les choses que peuvent exprimer à notre insu nos mains. La colère, la peur, la gène, la joie... Parfois même mieux qu'un visage !

Du mouvement dans la cour m'arrache à mes réflexions hautement philosophiques. Quelqu'un passe, un étudiant que je ne connais pas, sans doute. La vitre contre laquelle mon front se pose est glacée. Je sens le froid parcourir les pores de ma peau en picotements.

Soudain, un reflet vient s'agripper sur le verre sale de la fenêtre...

Comme un abruti, je reste à regarder ce reflet, sans oser bouger. Si j'en crois l'image floue que me renvoie la vitre, il s'agit d'une fille, en plus. Merde. Moi qui ne sais pas parler aux filles, me voilà bien. Je me racle la gorge et tente un timide sourire en me retournant enfin, au bout d'une bonne minute de délibérations internes tumultueuses.
La demoiselle en question a un look très "garçon manqué" qui contraste avec le style des filles que j'ai pu croiser jusqu'à présent. "Elle est jolie" pensè-je alors, rougissant légèrement.

- Heu... salut ?

Pire répartie, y'a pas, c'est un fait. Je suis le plus nul des nuls en relations humaines. Je me mords la lèvre en guise de représailles, et guette la réaction de la jeune fille.

-Salut... Tu... Je peux voir ton dessin ?

Je la regarde en sentant l'incompréhension se dessiner sur mon visage. Mon dessin ? Je regarde autour de moi, histoire de voir si l'explication ne me saute pas aux yeux. Je me rends compte que sur la table devant moi, entre mes mains, il y a toujours la feuille que j'ai posé là en arrivant pour me donner l'air de travailler.
J'ébouriffe mes cheveux et tente de lui expliquer, mal à l'aise.

- Ah.. ça. Tu vas être déçue. J'suis pas artiste moi. Les autres oui, je désigne du menton les personnes présentes dans la pièce. Moi je suis venu pour regarder, juste. Là, c'est une feuille blanche, pour faire.. semblant ? Je ne sais pas dessiner.

J'accompagne ma maigre réponse d'un petit rire. Elle avait l'air intéressé, mais maintenant qu'elle sait que je ne sais rien faire d'artistique ou de joli, elle va fuir en se disant que je suis trop naze. Je soupire, me maudissant mentalement de n'être pas plus doué.

Je la regarde, incrédule, en me demandant à quel moment je m'étais plaint de ne pas savoir dessiner au point qu'elle tente de me remonter le moral. Elle, inconsciente et insoucieuse, gribouille sur une feuille pour me démontrer le bien fondé de sa thèse sur l'important dans un dessin. Peut-être est-ce le temps, ou simplement le fait d'avoir été tiré de mes pensées par une personne totalement hermétique à mon univers, mais je sens mes mauvais penchants resurgir. Je n'aime pas trop la compagnie des nanas. C'est cliché, mais ça se confirme. Elles me mettent mal à l'aise. Toujours à partir dans leurs délires égo-centrés. La communication est difficile entre nous.

-Regarde... Je ne sais pas dessiner non plus... Mais le principal dans un dessin, c'est ce qui en ressort. Celui est plutôt... Violent. Acéré. Et pourtant, ce ne sont que des traits. Non ?

Je la fixe toujours, tandis que mon épiderme se glace. C'est fou comme les gens sont capables d'inventer leur interlocuteur en un rien de temps. J'hésite. Jouer le jeu ou fuir ?

- ... Sans doute. Mais en fait, je m'en fous un peu, de savoir dessiner.

D'un haussement de sourcils, je ponctue ma phrase. Le Teñval froid est de retour, on dirait. Dans mon ancien lycée, ils me disaient antipathique. "Trop perso".
Je jette un coup d'oeil par la fenêtre, comme si je pouvais trouver là un échappatoire.

- Tu présenteras mes excuses à Kandinsky si je le vexe, ajouté-je.

-Kandinsky ? Il est mort de puis longtemps. Il s'en fout.

Tu m'étonnes qu'il s'en fout. Ça m'étonnerait que Kandinsky ait un jour voulu devenir prof de dessin, qui plus est. Il devait sûrement lui aussi être "trop perso".
J'acquiesce silencieusement à ma propre réflexion avant de me rappeler que la fille était toujours là.

-Tu m'excuseras de t'avoir dérangé.

Elle semble se décider à partir. Je me dis que c'était peut-être un peu brutal comme réaction. Bien que je ne regrette pas du tout. Je m'étais promis de faire des efforts de sociabilisation ! A contre-coeur, j'inspire une bouffée d'air et lance :

- Salut, miss Kandinsky.. ?

Je me mords la lèvre. J'ai pas trouvé plus con, non. Je n'avais pas réalisé que je ne connaissais pas son prénom. Et merde.

Elle reste en suspens et seule sa tête daigne se tourner vers moi. Du coin de l’œil, elle sonde ma semi-question, comme si la réponse se trouvait inscrite quelque part entre mon front et la fenêtre.

-Miss Kandinsky ?

Apparemment, mon appellation l’interpelle, puisqu'elle se retourne totalement pour me faire face à nouveau.

-Appelle-moi comme ça si tu veux. Et toi, c'est mister comment ?

Je reste sans voix. Mais... c'était... juste histoire de connaitre son nom... C'était si peu clair ? Décidément, c'est comme s'il y avait un train de retard entre nous.
Et avant même que je ne puisse rassembler un semblant de réponse sans ma tête chamboulée, Miss Kandinsky - puisqu'elle ne daigne pas me révéler son identité - recompte quelques pièces de monnaies piochées dans sa poche.

-Je t'offre quelque chose ? Quelque chose à boire, ou même à manger.

Ben v'là aut' chose. Maintenant, après l'avoir refroidie de ma mauvaise humeur, puis affublée d'un surnom, je me fais inviter à "boire ou même à manger". C'est pas au gars de prendre ce genre d'initiative, dans la Loi Sacrée des Clichés Hommes/Femmes ? Je toussote pour marquer le malaise.

- Hum. Ça m'embêterait de te faire payer ma part -je balbutie, grande démonstration de mon charisme- la galanterie, tout ça.. Mais on peut aller boire un truc ou manger un bout si tu veux.

Je voudrais bien me gifler. Alors comme ça pour jouer les ours grognon Mr Teñval répond présent, mais pour embrayer sur une discussion normale, on joue les abonnés absents ? Je suis une énigme à moi tout seul. Une vraie de vrai, même.
Un détail me chatouille la conscience. J'ai oublié un truc, on dirait. Mais ?

Ah oui.

- Et moi, c'est Teñval. Mon prénom.

Je lui lance un regard interrogateur, dans l'espoir qu'elle comprenne que j'attends le sien en retour.

-Sasha.

Elle a balancé son prénom comme elle aurait giflé quelqu'un. Mais ça ne m'impressionne pas vraiment, au fond. Bien que je ne sois pas un as du relationnel, j'avais bien senti que cette fille était un peu bizarre, perturbante. Peut-être que j'étais le seul à avoir cette impression. Et peut-être que c'était moi, le mec bizarre, dans toute cette histoire. Et ça ne serait pas impossible, ajoutai-je mentalement.

-Je propose, j'vais pas t'inviter et de demander de payer. Mais je retiendrai ta galanterie. C'est plutôt rare de nos jours.

Je bombe légèrement le torse, sans doute pour me donner un air un peu plus viril, un peu plus charismatique. J'sais pas si la galanterie est vraiment rare. Peut-être simplement que les nanas n'attendent plus de se faire inviter, de nos jours. J'aimais bien jouer les mecs galants quand l'occasion se présentait, bien que cela soit rarement le cas vu mon aisance avec les filles, mais je n'étais pas forcément partisan de ces lois ancestrales qui disaient que les hommes devaient être forts et les filles sentimentales. En fait, j'avais pas vraiment d'avis sur la question, ça me prenait un peu trop la tête pour que je daigne y accorder plus de réflexion. Et puis, qu'est-ce qu'on s'en fout, au final.
Je fronce les sourcils, irrité par ma propre incohérence et me rappelle que Sasha attend sans doute une réponse.
Je soupire. Je ne sais pas quoi répondre, en fait. Ce sont les limites de mes talents de sociologue qui font surface. Je la regarde et lui trouve un air un peu sévère, un peu brutal. Pourtant, elle ne m'a rien fait de mal, à part être une fille et me mettre mal à l'aise. Mais ça, elle y pouvait pas grand chose.

- Tu veux aller quelque part en particulier ?

C'est con comme question. Mais j'essaye, je tente, de me donner une contenance, de prendre les choses en mains. Le rendu n'est pas terrible, mais c'est mieux que rien.

- Euhm.... Je sais pas trop...

Elle semble réfléchir et ça me parait durer un temps fou. C'est si difficile comme choix ? Je me dis que si l'on m'avait demandé mon avis, instinctivement mon côté casanier m'aurait poussé à répondre "la cafétéria" ou un truc pas trop loin de l'université. Surtout avec une nana que je connais pas.

- Il y a un glacier près du parc, si tu veux. Il fait de bonnes glaces à l'italienne.

Je n'aimais pas vraiment les glaces à l'italienne, préférant les cornets, mais je me retins de justesse de jouer encore les associables. Au prix d'un effort d'amabilité, j'esquisse un sourire et acquiesce, attendant qu'elle me montre le chemin.

D'un pas nonchalant, je suis Sasha. Elle vérifie que je ne la laisse pas tomber avant de se mordre la lèvre.

- Tu es étudiant ici ?

Je laisse couler quelques secondes, le temps de refermer la porte derrière moi, en fait.

- Ouais, depuis cette année. Et toi ?

Conscient que ma phrase est un peu sèche, je tente de faire un effort de sociabilisation et demande également :

- T'as quel âge ?

J'imagine qu'elle a au moins dix huit ans. A vrai dire, je suis mauvais pour estimer l'âge des gens, mais quelque chose me dit que je suis plus âgé qu'elle.

-Et tu étudies quoi ici ?

Je frôle la rampe de l'escalier du bout des doigts, comme pour ne pas me perdre. C'est stupide, de penser à ce genre de choses dans un escaliers, si étroit de surcroît. Qui pourrait se perdre dans un lieu qui ne laisse aucune alternative de chemin ? Un rêveur, peut-être.
Je médite à la question de Sasha. La vérité, c'est que je ne connais pas l'intitulé de ma formation. Trop de mots, trop de blabla pour emballer une formation aussi vague qu'un océan. Va y trouver le poisson de tes rêves, hein. J'écume donc des cours troubles et vaseux à la recherche de l'inspiration, de la révélation.
Je réalise que je n'ai toujours pas répondu à Sasha.

- Je suis en littérature, en gros. C'est plus compliqué que ça, mais pour faire simple et surtout compréhensible, je ne peux pas le dire autrement.

On charcute la langue française, on la découd pour mieux la recoudre. C'est complexe. Et prétentieux, de nous faire miroiter l'apprentissage d'une langue qui ne se limite pas à des règles et des exceptions. Oh non, c'est bien pire que ça. Il faut la vivre, la langue française, pour espérer la toucher du bout des doigts. Un peu comme un poisson nous échapperait de par sa fluidité, sa rapidité, sa sensibilité.. toutes ces choses qui nous éloignent de lui. Je divague. J'dois être un peu con, pour penser des absurdités pareilles.
Je vérifie d'un coup d'oeil que Sasha ne peut pas lire dans mes pensées. Mais non seulement elle n'est pas douée de super-pouvoirs, mais en plus, elle me tourne le dos. Et c'est bien connu, un dos ne lit jamais dans les pensées des gens (Loi du Code de Civilité Teñvalienne numéro 1555, article 12.).

- Tu m'emmènes où, du coup ?

J'ai un peu perdu le fil des événements, et à défaut de pouvoir suivre celui de mes pensées sinueuses et illogiques, je me raccroche à la réalité.