J'avais décidé de me faire un ptit spectacle là, tranquilou. J'connaissais pratiquement personne en ville, et j'avais envie de connaître personne. J'aimais pas m'attacher. Ça m'plaisait pas. C'qu'est bien quand on parle à personne, c'est qu'on peut mieux observer ce qui s'passe tout autour. Les gens et tout. Ca fait 32 piges que j'vis ici, et à chaque fois que j'ai essayé de m'faire des poto, ça a mal fini là.
T'façon, c'est pas le moment de se prendre la tête là. J'ai décidé de m'cultiver c'soir. J'vais à un concert de rock là. J'y suis jamais allé. J'espère qu'ça va être bien là, parce que sinon, j'fais la misère à leurs guitares là, vas-y, faut pas m'chercher moi! Tiens, y a personne, c'est chelou... J'vais avancer vers la porte.
Y a un vieux avec des binocles. Comme il aurait besoin de s'détendre un bon vieux coup lui! Roh, la tronche qu'il a le mec! C'est celui qui doit vendre les places là...

-Yo, Monsieur là! Euh..c'est bien ici le concert là? Avec un max d'ambiance et tout là?
-Hum... Bonjour Monsieur. En effet, c'est bien ici qu'a lieux le concert Virtuozzi, avec l'ensemble à cordes du pupitre de violons du philharmonique de Berlin.

Là j'le regarde et comprends rien de c'qu'il m'dit. J'me souviens pas du nom du groupe moi. Allez, il est vieux, j'vais pas commencer à m'chauffer.

-Ouai...euh...vas-y, file-moi une place dans les premiers rangs là!
-Eh bien, excusez-moi Monsieur, mais vous devrez vous contenter des derniers rangs. Le concert commence dans 5 minutes et la salle est pratiquement complète. J'en suis navré.

Il m'regarde avec ses binocles sur l'naseau. Vas-y, j'ai l'impression qu'il m'parle pas français l'mec. T'façon, j'aurais du prendre les places avants, j'me suis fait avoir là, j'y connais rien moi!

-Et c'est combien la place là?
-22 goldnas par place Monsieur.
-22 goldnas?! Nan mais attends vieux, j'ai plus d'tune moi, vas-y comme c'est cher! C'est la crise vieux!
-Hum hum...

Le vieux a l'air tout gêné. Il s'est mis à tousser.

-Vous êtes malade m'sieur?
-Non non, ne vous inquiétez pas, je vais bien.... Voulez-vous une place, oui ou non? Le concert commence bientôt.

Comme ça m'saoule trop. J'pensais pas que c'était aussi cher. J'fouille dans mes poches et y a que 13 goldnas... Comme j'suis mal là!

A vrai dire, je sais pas ce que je fous là, devant ce grand bâtiment qui se veut chic et tous les péquenots du coin qui veulent se donner un genre en y allant. Je ne vais pas souvent dans les lieux peuplés, et encore moins dans ce type d'univers trop guindé, trop sophistiqué et prétentieux, trop tout. J'ai toujours eu cette impression tenace qu'on se rendait au théâtre pour se faire transfuser de la sacro sainte culture qui ne siège sur son piédestal que parce qu'elle n'est accessible à personne, quoi qu'essaient de faire croire les snobouillards.

Bref, je suis actuellement devant ce suce-porte monnaie, à railler les m'as-tu vu trop bien habillés qui se pressent devant l'entrée. Pourquoi ils s'habillent si "bien", d'ailleurs ? Enfin, si on part du principe que s'habiller bien revient à s'habiller avec des fringues en peau de billet de dix mille balles. La peau du cul, comme qui dirait. Pourquoi, donc, s'habiller de la sorte pour aller voir un spectacle ? Les gens s'imaginent-ils que les projos de la salle vont se retourner vers eux, délaissant les acteurs qui finalement -soyons honnêtes- n'intéressent personne. Ce beau monde échange ses liasses contre un ramassis de mots désuets et de gestuelles exagérées et fanées. Leur futilité me peine. En me disant ça, je me fais la remarque que je vois bien certains du campus fréquenter ce genre de lieu. Des étudiants de bonne éducation, en somme. Ceux de la haute.

J'en suis là de mes réflexions aigries, à me demander pour la centième fois ce que je fous là, quand mon attention est attirée par un gars, campé devant le guichet. A priori, ça n'a rien d'extraordinaire de voir des gars devant les guichets des théâtres. On peut même aller jusqu'à supposer qu'il achète un billet. Ouais, mais y'a un truc qui colle pas dans ce charmant tableau. Le mec là, il a pas le profil. D'ailleurs il n'a pas plus la face, le dos, la gestuelle ou même la grammaire que le profil. Je plisse les yeux, comme si ça pouvait me permettre de comprendre la scène.

-22 goldnas?! Nan mais attends vieux, j'ai plus d'tune moi, vas-y comme c'est cher! C'est la crise vieux!

Je plisse une seconde fois les yeux. A défaut de ne rien voir, peut-être que ça me permettra de mieux entendre ? Mais comme ma tentative reste vaine, je me décide à déplacer mon 41 et demi de quelques mètres.

-Vous êtes malade m'sieur?

-Non non, ne vous inquiétez pas, je vais bien.... Voulez-vous une place, oui ou non? Le concert commence bientôt.

Le type, genre grand, châtain clair et yeux bleus semble rechigner à raquer son fric. Enfin un mec sensé, pensé-je. Je le vois s'agiter, fouiller le fond de ses poches, une fois, deux fois histoire de rien laisser au hasard et puis faire le compte de son butin. Apparemment, il juge que ses poches ne sont pas assez riches et fixe son argent comme si un regard pouvait multiplier la somme.

Je remonte le col de ma veste noire, un vent frais s'acharnant depuis quelques minutes à balayer nos nuques dénudées. Je n'ai rien à foutre ici, c'est vraiment confirmé. 22 goldnas pour de la musique d'ascenseur, non merci.

- Ça m'dépasse tout ça, râlé-je pour moi-même.

Et je tourne les talons... manquant de me ramasser lamentablement au passage - connerie de trottoir mal pensé !

Plus d'tune...Plus de tune... Ouaich comme ça m'vénère. J'baisse la tête. J'suis trop déçu là. J'voulais m'cultiver un peu... J'm'en vais sans regarder l'type. Devant moi y a un mec qui trébuche. J'peux pas m'empêcher d'rire. Le mec a faillit se ramasser. J'peux pas aller au concert parce que j'ai plus d'sous, mais j'peux peut-être trouvé un autre moyen d'amuser comme il faut...
J'mapproche du ptit jeune qui vient de se remettre d'aplomb sur ses ptites pattes. Il est d'dos, il m'voit pas. Ma soirée est gâchée, j'sais bien que c'est pas d'sa faute, mais j'ai besoin d'passer mes nerfs sur quelque chose... ou quelqu'un. J'vois pas bien la tête du môme mais il doit pas être bien méchant. J'pose ma main sur son épaule et l'oblige à m'faire face là.
"Dis-moi ptit, t'as pas du fric sur toi là ouaich?"
J'regarde autour de moi pour voir si y a pas des oreilles curieuses là. Le vieux du guichet regarde pas par là, y a plus grand monde. J'vais pouvoir commencer à m'amuser un peu ouaich!

Quand le bitume s'est de nouveau stabilisé sous mes baskets, je m'élance mentalement en direction de la rue d'en face. Mentalement seulement. Pourquoi ? Parce qu'une paluche large et plutôt forte s'est calée sur mon épaule, me retenant et me retournant. Je me retrouve face au grincheux qui voulait s'envoyer du snob. Je ne cherche même pas à me dégager, attendant simplement qu'il ait fini de me gonfler.

- Dis moi petit, t'as pas du fric sur toi là ouaich ?

Je hausse un sourcil, le fixe, puis soupire. Pourquoi il vient me soûler celui-là ? J'lui ai fait quoi ? Je crois qu'il a pas bien pigé un truc. Si quelqu'un a du pognon en trop, c'est sûrement pas moi. Ça se voit à la dégaine, merde. J'suis qu'un étudiant et c'est bien connu, les étudiants n'ont pas un rond. Toujours en fixant des yeux le gars, je hausse à présent des épaules, faisant en sorte que sa main dégage de sur mon épaule.

- Nan, que dalle. Demande plutôt aux bourges qui vont s'payer trois heures de télé sans écran et sans zapette. T'auras plus de chance de tomber sur des sous.

Le môme met un max de temps avant de me répondre là. Il s'croit où celui-là. J'pensais qu'il s'mettrait à pleurer mais niet. Alors ouaich, le gamin finit par me répondre:

- Nan, que dalle. Demande plutôt aux bourges qui vont s'payer trois heures de télé sans écran et sans zapette. T'auras plus de chance de tomber sur des sous.

J'suis étonné. Il a du cran le ptit. J'le regarde surpris. Mon bras retombe. J'ai l'impression d'me voir quand j'avais son âge. Ouaich, voilà que j'deviens nostalgique...

-Ouai, bon, laisse-tomber. Mauvaise journée.

J'me retourne pour partir. J'fais quelques pas mais j'me retourne.

-Dis l'môme, j'viens d'avoir une idée. J'te connais pas et tu m'connais pas, mais j'crois comprendre que t'aime pas tous ces vieux plein qu'ont plein d'or dans leurs godasses. J'mennuie ce soir et j'ai rien à faire.T'as pas envie d'aller mettre un peu d'ambiance là-dedans?

J'réfléchis un peu. Ouaich nan mais qu'est-ce qui m'prend à demander au môme de faire un truc pareil... J'ai du prendre un truc y a pas longtemps et j'm'en souviens pas, à tous les coups... Ouaich la vie me saoule. Les gens m'saoule. J'veux aller m'coucher tellement ça m'saoule.
Aller Virgile, reprends-toi là. T'es un bonhomme, le bonhomme des bonhommes même. T'es ptêt pas intelligent, mais tu sais t'amuser mon vieux. Déchire-tout!

-J'vais aller leur montrer à tous ces blancs-bec, tu vas voir!

J'me dirige vers l'entrée. Mais j'm'arrête. J'me retourne vers le ptit avec un grand sourire.

-Si tu veux vnir, ça tient toujours!