Kell faisait le tour de la place centrale de la petite cité maritime. Les mains coincées dans les poches de son long manteau kaki, il attendait de reconnaître le garçon pour lequel il avait été désigné "Père Noël". Il l'avait déjà entrevu au travers des vitres de sa boutique, et espérait pouvoir lui apporter son pitoyable cadeau sans inconvénient. Les gentillesses n'étaient clairement pas sa tasse de thé, Kell était plutôt du genre à faire dans le dos des gens, de sorte à ce qu'on ne puisse pas le trouver "gentil", "mignon", "adorable"...tant d'adjectifs qui lui donnaient envie de recracher tout ce que contenait son estomac.
Le vent se faisait frais et, emmitouflé comme il le pouvait dans sa capuche, Kell récitait à voix basse les paroles de chansons qu'il avait entendu au hasard ce soir là. Il n'aimait pas vraiment les fêtes de fin d'année, ce qui touchait aux moments en famille ; il avait l'impression de devoir se comporter de manière particulière durant ces périodes, et n'aimait pas se conformer au bon vouloir de gens qu'il ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam. Pourtant, il était là, à chantonner des mélodies de Noël, et à attendre, sous les lumières festives de la ville, que le fleuriste passe par là.
Il n'avait que rarement fait des surprises, encore moins à des gens qu'il ne connaissait pas. C'est sûrement pourquoi il ne s'était pas risqué dans le choix de son cadeau en achetant un paquet de bonbons fait maison. Il avait cherché l'originalité et le bon marché -après tout, il ne le connaissait pas, ce type-, et une vendeuse avait attiré son attention en proposant diverses sucreries qu'elle avait elle-même conçues. "Vous avez différents parfums", avait-elle dit, "des parfums improbables même". Des bonbons au coquelicot, à la cannelle, à l'eucalyptus... Tous ces goûts qu'il n'aurait certainement pas goûté de lui-même si ce n'était pour les offrir à quelqu'un qui travaillait dans les plantes. Il en avait pris un assortiment, après maintes vaines tentatives de négociation sur les prix. Finalement, c'était sûrement pas aussi original qu'il l'aurait souhaité, mais il était un peu fier de sa trouvaille, et se disait que si ça ne plaisait pas à son destinataire, il pourrait les garder pour lui, même s'il n'aimait que moyennement certains parfums.
Kell se posa non loin du sapin sous lequel il était censé retrouver Hélian-... Il sortit le paquet emballé de son sac et regarda l'étiquette sur laquelle il avait pris le soin d'écrire de sa plume infâme bien qu'appliquée le nom de..."Hélianthème Katzebnegrblabla". Quelle idée d'avoir un nom aussi compliqué... Il reprit, approchant le papier de ses deux yeux :

- Kat...zenb...erg... Katzenberg. Bah voilà, c'était pas si compliqué !...

Il examina les alentours, cherchant du regard le fameux jeune fleuriste -qu'il était quand même pressé de voir, malgré la nonchalance qu'il tentait de dégager. Et justement, il venait de lui passer sous le nez, peut-être à la recherche de son destinataire, lui aussi.
Kell attrapa son poignet, réflexe, et se leva en tendant son paquet au jeune garçon qui s'occupait de la boutique de fleurs :

- Cadeau, Hélian...thème...essaya-t-il de sourire franchement.

Vue la tête que venait de faire le fleuriste, Kell sentit qu'il s'était, une fois de plus, montré un peu trop maladroit. Il prit quand même le cadeau, et le remercia de manière hésitante, ce qui arracha un faible et discret sourire à Kell ; il aimait bien faire peur, quelque part.

- Mer.... Merci ?...

Il lâcha le poignet du garçon, et essaya tout de même de paraître moins menaçant. S'il lui faisait trop de frayeurs, il risquerait d'hurler au voleur en le voyant entrer dans sa boutique. Et Kell aimait bien traîner face à la devanture, quand il s'ennuyait. Ce serait bête de se faire chasser par des poulets, à tort.

- Oh bon sang ! Vous m'avez fait une de ces peurs, j'ai cru à une agression ! Mais merci, vraiment, j'ai hâte de voir ce que c'est ! D'ailleurs, vous pourriez m'appeler Élie ? Je préfère, et c'est plus simple pour vous. Et vous ?

- Élie ? répéta-t-il, comme pour imprimer le prénom dans sa petite tête. Moi, c'est Kell.

Kell rit intérieurement en constatant qu'il n'était pas le seul à adopter un surnom. Et, effectivement, Élie, c'était bien plus simple à prononcer qu'Hélianthème. Il avait un peu exagéré, par mépris envers les noms longs mais quand même pas trop mal, selon lui. Et puis ça lui allait bien, que ce soit Hélianthème ou Élie. Il se demandait d'ailleurs si Élie le reconnaîtrait, malgré qu'il ne soit jamais entré encore chez le fleuriste. Cela n'en était apparemment pas le cas, vu sa première réaction. Il se demanda quelques instants s'il valait la peine qu'il lui dise qu'il passait pas mal de temps devant son petit commerce. Non, ça allait lui faire peur. Enfin, à tous les coups. Puis il parlait assez bizarrement aussi. Depuis quand est-ce qu'on vouvoyait Kell ? Même le maire le tutoyait, à force de le rencontrer chez les flics assez régulièrement. La dernière fois, il voulait juste signaler le vol du manteau de son frère, et le maire avait rit en lui demandant s'il ne s'était pas trompé de service, sous-entendant qu'on avait davantage l'habitude de le voir du côté des gens arrêtés par plaintes que du côté des porteurs de plaintes...

- C'est pas grand chose, je me suis dit que tu apprécierais. Je suis un peu nul pour faire des cadeaux, surtout quand je connais pas la personne à laquelle je dois en faire...soupira-t-il.

Kell observa le fleuriste ouvrir son paquet, serrant les poings dans ses poches. Bizarrement, la crainte que le cadeau ne lui plaise pas commençait à le faire paniquer. Pas vraiment paniquer, disons plutôt qu'il s'en voudrait, si le cadeau ne lui convenait pas. A voir la façon dont le garçon ouvrait le paquet, Kell se dit qu'il devait penser qu'il y avait mis une bombe, ou quelque chose comme ça ; c'était limite s'il ne fallait pas qu'Élie prenne des gants...puis finalement, à la vue des bonbons, Élie sembla plutôt content. Les mains de Kell se détendirent, et, constatant qu'il s'était arrêté de respirer à cause du stress, il soupira pour reprendre une respiration normale.

- C'est magnifique ! J'adore le sucre et j'adore l'imprévu, alors des bonbons imprévisibles...

Kell étouffa un rire. C'était peut-être trop, là...

- Waw, je suis vraiment comblé ! Dos gefelt mir - ça me fait vraiment plaisir !

"Dos ge...?" chuchota Kell, peu habitué à ce qu'on lui parle une autre langue que la sienne. Il hésita à demander de quelle langue il s'agissait, histoire d'être poli -et peut-être aussi parce qu'il était un peu intéressé. En même temps, si le fleuriste savait parler une autre langue, il avait du l'apprendre à la fac, et il suffirait donc à Kell d'aller s'y renseigner.

- Ah... Ta'am gan eyden. Ça a le goût du Paradis. Tu veux en prendre un ?

Kell jeta un œil au paquet de bonbons, hésita. Il avait bien aimé les bonbons en orange, les autres, il les avait trouvé trop bizarres. Et des bonbons orange, il n'y en avait pas à la surface du paquet. Kell n'allait pas fouiller jusqu'à mettre la main dessus. Il secoua la tête.

- Non, ça va aller, j'ai...trop mangé avant de venir en fait. Ma mère avait peur que j'oublie, alors elle nous a fait des frites et du steak haché. Et du coup... J'ai pas vraiment faim...! conclua-t-il d'un rire un peu faux. Et sinon, tu as dit un truc euh...bizarre, juste avant, c'était une autre langue...?

Le "yiddish" donc ? Kell n'avait jamais entendu parler de cette langue, il ne savait même pas que les juifs avaient une langue propre. Il ne savait pas non plus que l'hébreu ne se parlait pas, et qu'il se lisait seulement. A vrai dire, Kell n'était pas une lumière, et tout ce qui touchait à la culture générale ne l'avait jamais intéressé ; il préférait apprendre sur le tas, laissant venir les choses plutôt que d'aller les chercher.
Le présumé téléphone d''Élie sonna. Ah oui, c'était Noël, et il devrait très certainement rejoindre ses amis ou sa famille pour fêter ça. Kell aima son esprit de déduction lorsqu'il entendit le très connu "j'arrive" que l'on répond lors d'une invitation pressante.

- Pardon, une urgence - je dois aller fêter Noël avec ma famille. Tu sais ce que c'est... Enfin, comme ça au moins je pourrais ouvrir mes autres cadeaux !

Kell répondit d'un sourire hésitant. En même temps, il avait à faire, lui aussi. Passer sa soirée à boire avec des amis, quelle géniale ambiance de Noël tiens.

- Toda pour les bonbons et passe un joyeux Noël toi aussi. Peut-être à une prochaine fois, qui sait ? L'île n'est pas si grande.

Kell se répéta "toda" puis l'assimila à un merci, toujours par déduction. Il essaierait de le retenir, lui. Il faut bien un début à tout, et même si Kell n'envisageait aucunement d'apprendre le yiddish, cela lui faisait une minuscule base dont il pourrait se resservir, bien qu'il en doutait.

- Pas de quoi, répondit-il en haussant les épaules. J'avais pas trop le choix en même temps ! Enfin oui, "joyeux Noël" et à une prochaine fois peut-être.