Cela fait maintenant trois semaines que j'ai quitté « l'autre monde ».

Dans « l'autre monde », je n'ai aucune attache, si ce n'est le souvenir du piteux établissement où j'ai effectué mes cinq années d'études littéraires qui m'ont amenées jusqu'au Master. Je n'ai jamais connu l'échec scolaire, paradoxalement, cela ne m'importait guère. Depuis toute petite, je me laisse porter par la vie et cela me sied.

Il y a trois semaines donc, je devais me rendre en Italie pour de la recherche sur la bibliothèque du Vatican, mais les voies marines n'étaient guère propices à la navigation ce jour là. A mi-chemin et en plein Océan Atlantique, une tempête brumeuse s'était déclarée. Tant bien que mal et en dépit du vent puissant qui nous faisait dévier de notre trajectoire initiale, le capitaine s'évertuait pour nous faire arriver à bon port. En fin de compte, la tempête finit par se calmer, et l'équipage avec.

Pendant un long moment, j'ai pensé que nous étions hors d'atteinte, même les vagues pourtant violentes n'avaient su m'effrayer. Seulement, après quelques heures de répit, l'équipage nous informa d'une bien triste nouvelle : aucune machine ne répondait, aucun signal n'était décelable. Nous étions perdus en plein pacifique et par dessus tout, le brouillard s'était invité à la fête.

Mais il en fallait plus que ça pour m'inquiéter. Cela ressemblait à un mauvais scénario de téléfilm dont la fin est inéluctablement couronnée par des retrouvailles insupportables sur un ton de niaiserie dégoulinante. Jusqu'au moment où l'on nous annonça que la terre était en vue et que nous allions bientôt accoster pour repartir vers l'Italie.

C'est ainsi que le périple s'est achevé et que nous sommes arrivés sur Edna. Cette île, je la connaissais de par les livres. Une entité mystérieuse et fascinante, qui ne nous laisse pas partir. De nombreux scientifiques s'étaient interrogés sur sa nature, comment celle-ci opérait son pouvoir. Les théories semblaient pencher vers un quelconque champ magnétique mais rien n'a jamais vraiment été prouvé.

Enfin de compte, les habitants très chaleureux nous ont accueilli, nous avons été pris en charge avec courtoisie. J'ai pu accéder à un logement et la bibliothèque universitaire me permet de retrouver mon élément, mon espace de travail.

Spacieuse et lumineuse, les rangées d'étagères me font penser à un labyrinthe dans lequel il me plaît d'être perdue. Et je sais qu'il y a un sous-sol avec des textes inédits mais je n'ai pas le pouvoir d'y accéder. J'arpente la bibliothèque, à la recherche de réponses sans questions, pour assouvir la soif de curiosité qui me traverse.

Je saisis un livre, en palpe la couverture épaisse, légèrement en relief. L'ouvre, en sens l'humide odeur de poussière. Je le referme. Sur la couverture, incrustée de belles lettres d'un doré terni, on peut lire "Edna à la préhistoire". La lecture s'annonçait alléchante.

Fière de ma trouvaille, je m’apprêtais à ranger le livre dans mon sac, lorsque soudain une silhouette noire obscurcit mon champ de vision. Un peu surprise et décontenancée, je restais bouche-bée, les yeux écarquillés.

Après un bref instant, je me rendis compte que je n'étais pas la seule surprise par cette rencontre. La bibliothèque, du peu que je l'ai visitée, était d'ordinaire très calme. Il était rare que je ne croise quelqu'un si ce n'était une bibliothécaire. Nous avions l'air bien idiots tout deux, à ne pas dire un mot alors que nous faillîmes nous rentrer dedans. Il n'était pas plus grand que moi, si bien que je me retrouvais nez à nez avec sa tête. Ce qui me perturba le plus sur l'instant, c'était la couleur de ses yeux. Bien que nous fûmes à contrejour, j'avais étrangement beaucoup de mal à la définir. Je me demandais si à les regarder comme ça, je ne le mettais pas un peu mal à l'aise, aussi décidais-je d'arrêter. A l'instar des miens, ses cheveux étaient bruns et légèrement en bataille.
Le garçon osa enfin parler, je le remerciais intérieurement :

"Euuuh..." bafouilla-t-il, probablement gêné par la situation un peu confuse et du blanc qui s'en suivait.

J'eus très envie de rire à ce moment là, mais seul un léger son sortit de ma bouche qui affichait néanmoins un sourire large de toutes mes dents. A mon tour, je décidais de briser ce silence pesant.

"Désolée de vous avoir surprise !" lançais-je. "Il est bien rare de voir quelqu'un par ici, non ?"

J'observais le garçon à l'air rêveur. Il semblait lui aussi, perdu dans son élément. J'étais ravie de constater que la bibliothèque n'était pas seulement fréquentée par la gent féminine. Je n'aimais pas ces clichés manichéens. Et si les garçons préféraient lire plutôt que de jouer au foot dehors, cela ne me posait aucun problème.

Attendant une réponse, je rangeais mon livre qui faisait déjà sentir son poids dans mes bras trop frêles. Pas si terrible que ça, le Minotaure ! Je repensais à ma stupeur et ma propre réaction très exagérée au vu de la situation. Je souris à nouveau. Après tout, les nouvelles rencontres n'étaient pas malvenues.

Elle me fixe, comme si elle attendait une réaction de ma part. Je veux dire, une autre réaction. Je crois que mon balbutiement ne lui a pas suffi. Je réfléchis à ce qui a bien pu lui déplaire et ce que je pourrais ajouter, quand mon regard hagard se pose dans ses yeux. Je ne suis pas très grand (à mon grand désespoir, maintenant qu'on en parle), donc je n'ai pas eu à chercher bien loin ses prunelles brunes. Elle avait un petit air rêveur carrément mignon, cette inconnue.

Je commence à divaguer dans ma contemplation avant de réaliser brutalement qu'elle attend peut-être toujours un signe de vie et que, par dessus le marché, elle me regarde toujours. Je me sens rougir de l'intérieur (oui parce que, j'ai beaucoup de tares, mais au moins, pas celle de rougir violemment devant toutes les jolies demoiselles... enfin je crois... ?)

" Désolée de vous avoir surpris ! Il est bien rare de voir quelqu'un par ici, non ?"

Je m'autorise un demi sourire. Le genre de sourire qui ne relève qu'un coin de bouche et qui, normalement donne un air classe. Sauf que je n'ai pas fait exprès de demi-sourire et que je sais que le mien, particulièrement, est risible. De gène, je passe une main dans ma crinière et ébouriffe d'avantage mes cheveux.

" C'est vrai. Je n'ai pas l'habitude de croiser des gens." j'esquisse un geste de la main évasif, désignant les autres allées désertes de la bibliothèque. " T... Vous avez trouvé de la lecture ?"

Je me rends compte que ma question est stupide. Elle va s'imaginer que je suis bibliothécaire maintenant.

Le garçon était résolument timide. Je me souviens m'être affirmée à l'âge de 11 ans environ. Auparavant, j'en étais bien incapable, tout comme ce garçon. Mais j'ai oublié ce qu'était la timidité, même si celle-ci n'était pas difficile à déceler chez mon interlocuteur.
Cette timidité provoquait chez moi l'effet inverse, je me sentais à l'aise et tout à fait décidée à détendre mon nouvel interlocuteur, perdu dans ses pensées.

Je me demandais d'ailleurs bien à quoi il pensait, probablement pas à ce qu'il allait me répondre. Puis je me fis la réflexion suivante : le silence est parfois bien plus révélateur que quelques mots. Ainsi, tout en me questionnant, j'analysais le comportement du jeune homme, en silence. Ce dernier ne manquait pas d'interprétations, il esquissa un curieux sourire et je me demandais quel effet celui-ci était-il censé produire, il m'inspira néanmoins confiance. Avant de me répondre, sa main parcouru ses cheveux qui se bataillaient désormais entre eux :

"C'est vrai. Je n'ai pas l'habitude de croiser des gens." me dit-il en désignant vaguement les allées de la bibliothèque décidément dépourvues de toute forme de vie.

"T... Vous avez trouvé de la lecture ?" me questionna-t-il. A ces mots, je pensais au beau livre que je venais de dénicher. Je me réjouis de la lecture nocturne qui m'attendais, que j'aimais tant.

"Tout à fait ! C'est un livre sur l'île, j'espère que la lecture sera bonne. Je m'appelle Sasha, et toi ?"

Je me dis qu'une courte présentation restait ce qu'il y avait de plus pratique et de moins intrusif tout en restant polie. "C'est comme les chats" pensais-je. Il ne fallait pas faire fuir un garçon charmant, sans même connaître son prénom !

Tout en me demandant quel était son prénom, je sentais déferler une vague de questions dans mon esprit. Je n'avais pas l'introspection assez efficace pour me juger, j'en conclus donc que cela pouvait être très naturel lorsque l'on fait la connaissance de quelqu'un. J'avais lu dans un bouquin de philo, qu'il arrive que l'on pense connaître parfaitement quelqu'un. Cependant si l'on prenait le temps d'observer la personne et d'essayer de prédire ses réactions, l'on s’apercevrait qu'en réalité nous ne saisissons qu'une infime partie de ce qu'elle est. L'esprit se pensant si perspicace et futé, est contredit par les gestes ou paroles de la personne.
En rencontrant une entité nouvelle, je ne peux prédire les surprises à laquelle celle-ci me confrontera. Et j'aimais sans doute être confrontée aux chose, aux gens. L'on m'avait souvent dit que j'avais un air sage et rêveur cependant je n'ai pas l'impression de peiner à m'affirmer, je suis même parfois assez volubile.
Bon et puis il était pas mal ce garçon. On ne manquait apparemment pas de choix sur Edna. D'un sourire confiant il répondit à ma question.

- Moi, c'est Teñval. C'est un peu bizarre comme prénom, ou pour le moins inhabituel mais bon, je fais avec !

Teñval, très peu commun en effet. Je n'étais même pas sûre de pouvoir l'écrire correctement. Ne connaissant aucun Teñval, je me dis qu'il serait tout au mieux assez inoubliable. Je n'étais d'ailleurs tombée que sur des prénoms inoubliables. Je ris intérieurement en imaginant sur quels critères l'île choisissait ses habitants. Ridicule pensée que de croire que celle-ci détenait un quelconque esprit divin mais l'idée était plaisante. Cela ferait un bon début pour créer toute une mythologie, je nous vois déjà tracer notre généalogie à la manière des dieux Grecs. Sacré Panthéon.

Je revenais à Teñval qui curieusement avait lui aussi un air assez rêveur. Il haussa les épaules avant d'embrayer sur sa question.

- Tu viens souvent ici ?

A croire que l'on est voués à fréquenter les bibliothèques avec nos airs rêveurs. Ou me fourvoyé-je, et ce sont les bibliothèques qui nous conditionnent. Quitte à choisir, aucune solution ne me plait. D'ailleurs je me demandais sincèrement comment j'en arrivais à ce genre de réflexions. Parfois, j'étais vraiment sur une autre planète. Toujours était-il que nous étions deux rêveurs paumés dans une bibliothèque peu fréquentée qui n'intéressait que nous. Je ne risquais pas de me faire beaucoup d'amis ici, si bien qu'il était temps de briser la glace. Appréciant qu'il continue la conversation, j'employais un ton plus familier.

- Ouep, enfin je viens presque d'arriver alors c'est peut-être pour ça qu'on s'est pas croisés avant ! Je connais à peu près personne ici à vrai dire. Et toi ? T'étudies à la fac ou tu fréquentes juste la bibli ?

J'essayais d'imaginer Teñval très entouré et à l'aise. J'abandonnais l'idée quelques secondes après, c'était le genre de scène que je ne pouvais pas imaginer avant de l'avoir vue. Douleur au pied gauche, je changeais d'appui en me reposant sur le droit. Il fallait que l'on marche un peu, être debout et figée me donnait l'impression de dépenser beaucoup plus d'énergie.

- On marche un peu ça te dit ? lui proposais-je d'un air enjoué.

Je ne lui laissais en réalité pas le temps de répondre à cette question, lui saisissant gentiment l'épaule pour le diriger vers je ne savais où. Je m'amusais bien en fait !

Le garçon paraissait légèrement évasif, comme si sont esprit l'avait quitté, avant de revenir en lui. C'était très étrange, ça me faisait penser aux histoires de fantômes, que j'aimais bien même si ça n'était pas souvent de la "grande littérature". Après tout, le folklore regorgeait de créatures magiques !

- "Moi..."

Son esprit finit par revenir.

- "J'étudie à la fac et fréquente la bibliothèque. Quelques fois la salle d'art aussi, dis-je en riant. Mais je ne suis pas un artiste, j'y vais juste pour me faire oublier et admirer les artistes."

Je restais un peu pensive, j'aurais bien aimé admirer les artistes moi aussi. A défaut d'entre être une moi-même. Il me répondit qu'il ne connaissait pas grand monde non plus, il était sans doute timide, ou réservé. Peut-être n'appréciait-il pas la compagnie humaine ? Je me demandais si ce que je faisais là était bien. Mais sa dernière phrase me laissait entendre qu'il n'était pas timide, du moins selon ses dires.

Nous marchions entre les rayons, je me dirigeais n'importe où en promenant Teñval sans trop le brusquer, il avait d'abord été surpris par mon geste mais je crois que nous avions fini par trouver un rythme de déplacement. Je regardais un peu les rayons parsemés de livres aux couleurs et tailles diverses et je sentais l'épaule du garçon sous ma main. Il était très étrange de sentir la chaleur d'un corps étranger, mais c'était agréable. D'ailleurs, je ne pensais pas vraiment à la lecture, à ce moment là.

- "En fait, j'étudie aussi ici, mais je ne suis jamais allée à la salle d'art, j'aimerais bien voir les artistes dont tu parles." dis-je, pensive.

Une certaine pudeur se dégageait du garçon, mais je n'avais pas l'impression de le déranger. Du moins j'espérais qu'il se débarrasserait de moi si je l'ennuyais. J'étais sensible mais compréhensive. C'était sans doute très inhabituel comme situation, même pour moi. Puis, il était plutôt mignon, pour un garçon qui aime "se faire oublier".

Teñval eut l'air surpris de ma demande, comme s'il ne s'attendait finalement pas du tout à cette réponse alors que sa remarque s'y prêtait. Ce qui était amusant avec lui, c'est qu'à chaque prise de parole, on avait l'impression que le monde était mis en jeu. Ses attitudes étaient pour le moins théâtrales, comme s'il cherchait à réagir "de la bonne manière". Comme pour me conforter dans cette idée, il se racla la gorge et sourit maladroitement. Sans doute après avoir pris son élan trois fois intérieurement, il finit par m'y inviter :

- Je peux t'y emmener, si tu veux. A cette heure-ci, généralement, il y a du monde dans la salle, on pourra donc s'y installer sans se faire remarquer.

J'étais contente que Teñval me propose d'y aller de suite, je ne sais pas trop si j'aimais le monde, mais comme il souhaitait se faire discret... Après tout, c'était préférable. Surtout en tant qu'observateurs, la discrétion était de mise. Cela me faisait penser aux photographes animaliers, qui se tapissent dans l'ombre de la flore pendant des heures, jusqu'à devenir une partie de paysage, jusqu'à ce que l'animal cesse de le considérer comme un intrus. C'est à ce moment là qu'il peut commencer à saisir les instantanées. Sans doute Teñval aurait été un très bon photographe animalier. Je souris intérieurement en l'imaginant faire son safari photo.

- Tu aimes l'art ?

Je fus assez surprise, je ne m'attendais pas à cette question. Pour être honnête, je ne savais pas quoi répondre dans l'immédiat. Il me fallut quelque seconde pour réfléchir et conclure. L'art, c'est vaste, je me demandais si quelqu'un pouvait au fond, affirmer ne pas aimer l'art. Je ne concevais pas la vie sans l'art, j'ai l'impression que cela va de paire, comme si l'art était inévitable et indissociable de celle-ci. Peut-être que les personnes qui n'aiment pas la vie, n'aiment pas l'art. Quelle que soit ma pensée, je n'étais de toute façon, personne pour juger l'avis des autres.

- Oui, je crois que j'aime beaucoup...

J'étais un peu pensive. Je ne savais pas quoi ajouter pour étayer mon propos. Je ne me voyais pas embrayer sur mes propres goûts, si bien que je lui demandais les siens.

- Qu'est-ce que tu aimes toi, dans l'art ?

Cette question, sans que je le veuille, lui laissait le choix de me donner à peu près n'importe quelle réponse, que ça soit des noms d'artistes, des courants, ou même une façon d'appréhender l'art. De toute évidence, nous avions bien avancé dans notre trajectoire et nous arrivions petit à petit vers la sortie de la bibliothèque. Quelque part, je n'étais pas très pressée, je savais qu'une fois la porte passée, je serais obligée de redonner son bras à Teñval.