La serveuse avait passé en revue Iphigénie de la tête aux pieds, sans prendre la peine de masquer son animosité. Toute autre personne sensée s'en serait sentie gênée et aurais sans doute cherché à se soustraire du regard de la serveuse. Mais Iphigénie était loin de ce genre de considérations, perchée sur son nuage d'insouciance. Elle n'avait même pas remarqué le regard inquisiteur qu'elle lui avait lancé. Pour elle, il ne s'était rien passé de plus qu'un échange de sourires de deux personnes qui ne se connaissent pas.
Par ailleurs, Iphigénie était présentement occupée à scruter son bel inconnu ivre. Il avait pioché au hasard un cachet dans la petite boite qu'elle lui tendait et venait de commander un verre d'eau pour l'accompagner. Il était brun, asiatique, l'air farouche et un peu perdu. Les joues de la jeune fille rosirent. Quand elle habitait encore avec sa mère, dans un petit patelin retranché dans la campagne, elle n'avait pas l'occasion de croiser d'aussi beaux garçons. Certes, il y en avait des plutôt plaisants à regarder. Mais Iphigénie dû reconnaître que des asiatiques, en campagne, ça n'était pas très répandu et que les seuls que l'on pouvait tout de même rencontrer, avaient depuis longtemps vu leurs vingt ans se faner sous leurs paupières.

- Heu... Kell. J'm'appelle Kell. Merci heu... Iphy...

Il bredouilla la fin, y compris son prénom. La jeune fille trouva la situation amusante. Sans doute était-il gêné par ce prénom qu'il ne devait pas connaître. La mère d'Iphigénie n'était ni plus ni moins autre chose qu'une excentrique un peu folle qui aimait par-dessus tout se démarquer de ses congénères. Aussi, elle avait baptisé ses filles de sobriquets farfelus afin qu'on ne les confonde jamais avec leurs camarades. L'on pourrait se dire que les petites filles avaient dû subir les moqueries des autres enfants, pourtant il ne s'était rien passé de tel, pour la simple et bonne raison que le spectre de leur mère sévère imposait à tous le respect. Et puis, une enfant comme l'avait été et l'était toujours Iphigénie ne s'attirait jamais les foudres des autres. En effet, elle s'était toujours fait plein d'amis, ou qu'elle aille, grâce à son infatigable bonne humeur et générosité. L'on aurait pu croire à une fille parfaite, si seulement Iphigénie n'avait pas été si naïve et spontanée.

Kell, puisque tel était son nom, se retourna vers la serveuse et marmonna quelque chose qui ressemblait à des excuses. Ils devaient sans doute se rendre ensemble quelque part, puisque la serveuse, un poil nerveuse, vint se poster près du garçon, faisant mine de l'attendre.

- J'suis pas un ivrogne, rit-il. Et toi non plus ! ajouta-t-il en désignant sa boisson.

Iphigénie s'attendit presque à ce que le verre lui réponde, puis elle partit d'un rire cristallin qu'elle parvint à maîtriser au bout de quelques secondes. Elle lui adressa son plus joli sourire, sans oser lui faire remarquer que sa note de frais ne serait peut-être pas du même avis.

- Tu ferais mieux de te reposer un peu, avant de repartir gambader..

Elle se tut, réalisant qu'elle venait de parler comme sa mère. Inquiète, elle fixa le visage de Kell dans l'espoir que ne s'y dessine pas une expression de courroux. Elle savait que certaines personnes avaient en horreur cette tendance à materner les autres. Elle-même n'y était pas vraiment favorable, mais le fait d'avoir vécu toute sa vie avec une mère poule avait malheureusement laissé des traces dans le comportement de la jeune fille qui se sentait naturellement préoccupée par la santé de son entourage

La fille, Iphy, rigola. J'avais pourtant pas l'impression d'avoir dit un truc vraiment drôle, mais elle devait avoir le rire facile : tant mieux.

- Tu ferais mieux de te reposer un peu, avant de repartir gambader...

J'levais les yeux vers elle. J'avais failli lui rire au nez, pas méchamment, mais me donner des conseils... L'principe était marrant. Elle devait être nouvelle, pour pas me connaître. Pas qu'je sois connu en fait, mais les gens avaient au moins entendu parlé d'moi, quoi.

- Ouais...chuchotais-je en balançant la tête doucement. J'vais attendre de m'être remis un peu avant d'bouger, j'veux pas trop faire n'importe quoi cette nuit...

Je finis mon verre d'eau et le reposais sur le bar ; manquant de le poser dans le vide une première fois, j'avais ri, puis, j'sais pas trop c'qui s'était passé dans mon cerveau, j'avais été soudainement pris d'un fou rire. J'avais eu du mal à reposer ce foutu verre, mais avec un peu de concentration, j'y étais parvenu. Je me grattais la gorge pour reprendre un semblant de contenance, et m'arrêtais subitement de rire. Comportement qui manqua de me refaire partir dans un fou rire. J'devais me calmer, mais ça allait, j'me sentais mieux, bien mieux.
J'me tournais vers Sasha, la regardais de haut en bas, et lui proposais le siège à côté de moi :

- Assieds-toi en attendant qu'on y aille, non ?

Ah, ça faisait du bien. Ma mère m'avait souvent dit que les médicaments, c'était du psychologique : suffisait d'y croire pour que ça marche. J'sais pas si j'y croyais avant de le prendre là, mais j'me sentais tellement plus en forme, que ça pouvait pas être autre chose. Tout en sachant que ça aurait pas pu avoir effet aussi rapidement. J'regrettais pas d'être seul avec deux inconnues ce soir, finalement, surtout avec Sasha du coup, parce que la demoiselle Iphy irait certainement pas salir son minois dans des combats de rue. Mais p't'être que ça l'intéresserait de voir de l'action.

- Eh, Iphy, ça t'dirait de...

Je réfléchis à un moyen commode de formuler ma phrase. Pas facile d'inviter une fille à aller voir des mecs se foutre sur la tronche.

- Avec Sasha, que je désignais d'un mouvement de tête, on va aller voir des combats d'rue, ça te dit ? demandais-je en dévoilant toutes mes dents.

- Eh, Iphy, ça t'dirait de...

Le garçon hésitait, à la recherche de ses mots. Elle attendit patiemment qu'il formule sa phrase. Puis il repris :

- Avec Sasha, qu'il désigna d'un mouvement de tête, on va aller voir des combats d'rue, ça te dit ?

La serveuse se nommait donc Sasha. Iphigénie adressa un nouveau sourire à la jeune fille qui ne lui répondit pas. Elle ne parut d'ailleurs pas sauter de joie à la proposition que Kell venait de lui faire, mais une fois de plus, Iphigénie ne le remarqua pas. Elle s'était focalisée sur la question, et essayait d'en comprendre le sens.

Des combats de rue ? A vrai dire, elle ne savait pas bien de quoi il s'agissait. Dans son petit patelin d'origine, il n'y avait pas de telles choses organisées. Au mieux il y avait la fête foraine du village voisin, les tournois de pétanque des doyens, ce genre de réjouissances peu dangereuses et plutôt routinières. Elle supposait que les combats de rue était un genre de tournois aussi et que cela comprenait de la violence, d'où le terme de combat. Iphigénie n'était pas particulièrement peureuse, et vu qu'elle était également insouciante, elle trouva l'idée originale et se dit que ce serait l'occasion de mieux connaitre les mœurs des habitants de cette île. Elle se demanda si elle allait devoir elle aussi participer ? Ce qui serait un peu gênant, étant donné qu'elle ne savait pas du tout se battre. Elle savait seulement courir après les moutons dans les prés pour les effrayer.

-Tu ne sais pas dans quoi tu les emmènes, jeune homme. Les gars qui se battent dans les rues n'aiment pas trop les filles, surtout en tant que spectateurs. Il faut défendre son morceau la bas.

Le patron avait pris la parole au détour d'un énième verre à sécher et fixait le trio d'un air grave. Personne n'eut cependant le temps d'y répondre, puisque le carillon de la porte retentit.

- Euh... excusez moi....

La voix d'un garçon, dont le malaise était palpable se fit entendre. Aussitôt, Sasha quitta sa place pour aller à sa rencontre. Iphigénie se contenta de sourire au nouveau venu en guise de bienvenue.
Voyant qu'il n'était pas seul, elle se tourna de nouveau vers Kell pour lui répondre enfin.

- Je ne sais pas vraiment en quoi cela consiste, commença-t-elle sans se départir de son sourire, mais j'aime apprendre !, elle marqua une courte pause avant de poursuivre, je ne connais pas bien les environs alors je compte un peu sur toi !

Elle rosit de plus belle en se disant qu'elle serait surtout un fardeau pour le garçon, et ça lui faisait peur, un peu. D'être gênante. Elle tortilla une mèche de ses cheveux bruns et tordit un peu la bouche.

-Tu ne sais pas dans quoi tu les emmènes, jeune homme. Les gars qui se battent dans les rues n'aiment pas trop les filles, surtout en tant que spectateurs. Il faut défendre son morceau la bas.

Je levais les yeux vers le serveur, sans pour autant suivre du visage. Est-ce que j'l'avais sonné, lui ? J'allais ouvrir la bouche pour lui rétorquer que, m'amusant souvent de ce genre de choses, je savais certainement mieux qu'lui ce qu'était un combat de rue, mais une voix encore inconnue me coupa dans mon élan de haine.

- Euh... excusez moi....

Je me tournais légèrement pour jeter un œil au nouvel arrivant. Enfin, un mec, par cette belle nuit fraîche...! Il était assez grand, assez beau mec aussi. Mais c'était pas le moment de m'attarder sur ce genre de détails, on verrait s'il osait s'approcher. La voix d'Iphy m'aida à me tirer de l'intérêt que je portais au mec, encore un coup de l'alcool qui faisait que je m'attardais. Je tournais de nouveau, difficilement, mon visage vers Iphy pour l'écouter me répondre.

- Je ne sais pas vraiment en quoi cela consiste, sourit-elle, mais j'aime apprendre !

"Apprendre" ? Elle voulait apprendre à se battre ? Non, je devais avoir mal compris.

- Je ne connais pas bien les environs alors je compte un peu sur toi ! ajouta-t-elle pour conclure.

Je remarquais ses joues rougir, et cette réaction me perturba. Elle n'avait bu que... Mon regard divergea vers son verre. Je savais même pas ce qu'il y avait dedans. Si ça se trouve, elle avait un peu bu, et l'alcool avait déjà des effets sur elle. J'essayais de ne pas y faire plus attention, jetais un œil au mec qui était maintenant avec Sasha, et balbutiais quelques mots pour moi-même avant de réellement prendre la parole, essayant de refixer mon attention sur la brune :

- Heu... J'sais pas trop ce que tu veux que je t'apprenne. J'ai jamais appris à une fille à se battre, riais-je. Pas que j'considère qu'elles savent pas faire, hun, j'me dis juste que c'est pas un truc pour...

...les gens qui ont peur de se salir, pensais-je. Mais j'voulais éviter qu'elle pense, et que les autres pensent aussi, que j'étais misogyne. C'était pas le moment de se mettre des personnes à dos, j'étais pas en capacité de réfléchir mais autant faire un maximum attention.

- ...les filles de la bourgeoisie. Ou des gens qu'ont pas le physique pour, plutôt. Mais sinon, j'suis ok pour te faire faire un tour de la ville un d'ces quatre.

Et merde. Qu'est-ce qui m'avait pris de m'engager si vite ? Pourquoi est-ce que je devais me comporter de manière nulle et incontrôlée quand j'avais bu, et j'avais même pas beaucoup bu !

- Enfin, ouais, l'serveur a raison d't'façon, mais j'peux me porter garant qu'il t'arrivera rien si tu viens avec nous. J'sais me battre, pour de vrai ! lançais-je à l'égard du pauv'mec qui me prenait pour une tapette. Et au pire, j'vais juste voir, c'est pas dit qu'j'me batte, alors si un type s'approche...

Je me passais la main sur la gorge, comme pour la couper. Le truc qui signifiait clairement que le mec qui viendrait la faire chier y laisserait ses boyaux quoi.

- Heu... J'sais pas trop ce que tu veux que je t'apprenne. J'ai jamais appris à une fille à se battre, rit-il. Pas que j'considère qu'elles savent pas faire, hun, j'me dis juste que c'est pas un truc pour...

Il ne termina pas sa phrase, la laissant s'effacer dans les mémoires. Iphigénie méditait sur ce que le garçon voulait dire. Elle avait dû mal s'exprimer, parce que la conversation lui échappait subitement, et elle ne comprenait plus grand chose. Elle ne voulait pas apprendre à se battre ! Enfin, elle ne savait pas vraiment, elle ne s'était pas trop posé la question. Comme elle n'avait jamais eu besoin ni l'envie d'avoir recours à la violence, Iphigénie n'avait jamais songé à apprendre à se défendre. Contre qui devrait-elle se défendre, elle qui aimait tout le monde ?
En réalité, elle avait simplement voulu dire qu'elle souhaitait découvrir ce qu'étaient les combats de rue, pour s'instruire de cette pratique, en somme.

- ...les filles de la bourgeoisie. Ou des gens qu'ont pas le physique pour, plutôt. Mais sinon, j'suis ok pour te faire faire un tour de la ville un d'ces quatre.

Finalement, la phrase avait une fin, et la jeune fille dû se concentrer pour se souvenir du début de celle-ci. Non pas qu'elle soit sotte, mais Iphigénie était plutôt étourdie et elle s'était laissée distraire par la conversation entre Sasha et le nouveau venu. Apparemment, le garçon s'était égaré dans la ville et cherchait l'université. Elle avait essayé de retenir son visage, puisqu'ils fréquentaient les mêmes lieux, elle aurait sûrement l'occasion de lui parler un jour.
Elle revint à Kell qui lui expliquait gentiment qu'elle n'avait pas le physique requis pour la bagarre. Il avait parlé de bourgeoisie aussi. Elle s'étonna qu'il la décrive comme bourgeoise et puis se dit que c'était sûrement dû à son look vestimentaire bien repassé et propre qui lui donnait une allure sage et soignée. Iphigénie ne venait pas d'une famille de pauvres, mais elle n'était pas richissime non plus. Elle devait donc appartenir à ce qu'il convenait d'appeler la petite bourgeoisie, bien que sa mère ait toujours exprimé le désir de se faire rattacher à la haute. D'où le fait qu'Iphigénie ait reçu une éducation relativement stricte et un tant soit peu démodée.
Elle apprécia la proposition de Kell concernant la visite de la ville, bien qu'elle devinât qu'il n'aurait sans doute pas l'envie et le courage de lui faire visiter l'île, ce qu'elle comprenait somme toute fort bien. Elle en conclut qu'elle saurait se contenter de découvrir ces fameux combats de rue aux côtés de Sasha la serveuse et de Kell.

- Enfin, ouais, l'serveur a raison d't'façon, mais j'peux me porter garant qu'il t'arrivera rien si tu viens avec nous. J'sais me battre, pour de vrai ! lança-t-il à l'égard du patron d'un ton provocateur. Et au pire, j'vais juste voir, c'est pas dit qu'j'me batte, alors si un type s'approche...

Iphigénie sourit en secouant la tête pour lui faire comprendre qu'elle ne voulait pas être un fardeau pour lui et qu'elle ferait son maximum pour ne pas l'embêter. Elle se demanda si toute cette phrase pouvait être réduite en un simple mouvement de tête et surtout, si Kell allait l'interpréter de la sorte.

- Tu te bats souvent ?

La question avait fusé avant que la jeune fille prenne le temps de la penser sérieusement en son for intérieur. Elle croisa discrètement les doigts pour que sa curiosité ne fâche pas Kell.

Iphy secoua la tête comme réponse à mon annonce. Si elle n'avait pas souri, j'aurais pensé qu'elle avait peur que je tue des gars juste parce qu'ils se s'raient approchés d'elle. Mais du coup, j'savais pas comment interpréter ça. J'me d'mandais même si ça lui f'sait pas plaisir, par hasard, que des gars s'entretuent pour elle. Nan, elle avait pas l'air de c'genre, mais j'la connaissais pas au fond, alors j'préférais pas avoir le jugement facile.
J'profitais de cette interruption pour jeter un œil à Sasha, qui semblait indiquer un chemin au grand mec qui était entré. En même temps, il avait pas la tête d'un mec à fréquenter les bars. J'me d'mandais si j'pourrais pas m'rendre utile en lui indiquant la route. Parce que ouais, j'étais quand même le mec qui avait passé le plus de temps sur cette île, de nous quatre. Enfin j'crois. En même temps, fallait être un boulet pour pas savoir s'repérer. C'est pas comme si c'était compliqué, à partir du moment où on était dans les galeries commerçantes. C'était l'centre ville quoi. Alors à moins que ce type habite dans les bois...

- Tu te bats souvent ?

Je tournais vivement la tête vers la fille, les yeux brûlants d'un intérêt soudainement très très très fort.

- Si j'me bats souvent ? Un peu ouais !

J'adorais parler de combats, j'aimais pas m'vanter, mais j'aimais bien dire que j'me faisais sans problème un bon nombre de mecs plus grands et baraques que moi. J'étais agile, habile, rapide... J'avais largement de quoi m'la péter. Mais j'étais pas comme Caleb, vantard. J'étais fier de mon palmarès, mais j'aimais pas spécialement l'afficher.
J'allais pas lui raconter mon enfance, les combats avec les chiens errants, les histoires de rackets... Et pourtant, j'me sentais frustré, de pas aimer m'étaler.
Sinon ! On allait pas s'attarder ici toute la nuit, et dès qu'Iphy aurait fini sa boisson bizarre, on bougerait pour aller se faire des mecs.

- Bon ! On y va quand t'as fini ton verre ?

J'me levais et lançais à l'intention d'Sasha :

- On y va ? J'suis pressé d'voir c'que ça va donner !

Me levant, j'avais manqué de me ramasser, perte d'équilibre, mais j'avais su gérer mes appuis pour pas choir lamentablement comme une merde sur le sol. J'pense même que personne n'avait rien r'marqué, tellement j'suis bon. Mais j'devais faire gaffe : l'alcool était encore là, même si je le sentais minime. 'Manquerait plus que ça revienne le temps qu'on arrive sur les lieux d'rencontres.
Je faisais quelques pas vers le garçon perdu, le dévisageant sans la moindre gêne. J'me sentais sourire aussi. Alcool pourri.

- Et on peut raccompagner monsieur Perdu au passage...chuchotais-je.

J'manquais une nouvelle fois de tomber et faillis me rattraper à la manche de monsieur Perdu. Mon équilibré retrouvé un centième de seconde juste avant que j'en ai eu besoin, j'me reculais un peu et me redressais pour m'appuyer discrètement contre une chaise. Ça irait, avec un peu d'air, ça irait, ça me remettrait en forme et j'serai apte à impressionner la galerie !

- Si j'me bats souvent ? Un peu ouais !

Il n'avait pas hésité un seul instant pour lui répondre. Iphigénie aurait voulu lui poser plein de questions, mais elle se retint. Elle ne savait pas s'il aurait vraiment envie de parler de ça. Après tout, elle ne savait rien sur lui, peut-être était-il contraint de se battre pour des raisons obscures. Mais, rongée par la curiosité, elle s'apprêtait tout de même à tenter une toute petite question, juste pour voir..
Mais au même moment, le garçon décida qu'il était temps d'y aller et se mit en tête de se lever, ce qu'il fit avec cependant quelques difficultés. Elle sourit en le voyant chancelant et puis, pour ne pas être laissée derrière, Iphigénie but la dernière gorgée de son diabolo menthe et descendit du tabouret. Quand ses petites bottines de cuir touchèrent le sol, on entendit un petit son sec. Iphigénie ne portait pourtant pas de hauts talons, ceux-ci n'étaient pas plus grands qu'un centimètre ou deux, elle avait tout simplement horreur que l'on entende ses pas quand elle marchait. La jeune fille défroissa sa jupe bleu ciel et replaça son sac à main sur son épaule droite. Elle était fin prête à partir, elle aussi !

Kell proposa de raccompagner "Monsieur Perdu" au passage et celui-ci sembla soulagé de ne pas avoir à chercher son chemin seul dans le noir. Iphigénie trouva cela drôle, parce que sa mère n'avait toujours eu de cesse que de lui répéter que les hommes naissaient avec un bien meilleur sens de l'orientation que les femmes. Elle ne tarissait d'ailleurs pas d'éloges sur son frère aîné. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que son frère avait en réalité un mauvais sens de l'orientation et que sans la précieuse aide de sa petite sœur qu'il trimbalait toujours avec lui, il se serait perdu un nombre incalculable de fois. Iphigénie ne put donc s'empêcher de regarder amicalement ce garçon perdu.

Sasha s'enquit du prénom du garçon perdu, et Iphigénie lui en fut mentalement reconnaissante. Il était un peu gênant de l'appeler sans cesse "le garçon perdu".
Mais avant que le garçon ne réponde, Sasha poursuivit.

- Bon, on est partis ?

La jeune fille s'avança donc pour les rejoindre et, tout en souriant, elle s'écria :

- Allons y !

Je secouais la tête pour me remettre les idées en place. Promis, juré, craché, c'était la dernière fois que je buvais autant. J'aimais pas passer pour un alcoolique auprès des gens, même si j'aurais pas pu prévoir qu'ils seraient si nombreux à vouloir passer la soirée avec moi.

- Si ça ne dérange pas... Enfin.. Je ne pense pas être capable de me repérer avec seulement ce que vous m'avez indiqué mademoiselle, même si une personne normale aurait su se débrouiller avec !

Je ris, me cachant derrière ma main et tournant la tête. Il avait l'air gentil, Monsieur Perdu. J'me demandais où il avait passé ses dernières années, pour pas savoir s'repérer dans le centre-ville. P't'être qu'il était nouveau sur l'île aussi. Y'avait beaucoup d'gens que j'avais jamais vus et que j'rencontrais ces derniers temps. A croire que j'sortais jamais, ou alors qu'ils avaient décidé de s'échouer ici pour des raisons obscures. Ouais, j'voyais pas comment on pouvait choisir de v'nir passer le reste de ses jours sur Edna.

- Donc... Oui, si ça ne dérange pas, je vous serais gré de me raccompagner, sourit monsieur Perdu.

J'entendis Iphy quitter son tabouret derrière moi, poser ses pieds sur le bois du sol. J'crois que j'étais content, à l'idée d'avoir du public, finalement. J'avais bien le droit d'aimer mes quarts d'heure de gloire, après tout. Même si j'préférais m'la jouer discret ; j'étais plutôt Spiderman quoi, Superman, il s'la pétait trop.

- Euhm... Expédition débutants, même... Carrément...

Je levais le regard vers Sasha. J'espérais qu'elle parlait pas de nous en disant "expédition débutants", enfin surtout pas de moi. Ok, Iphy, c'était clairement pas une fille de la baston, mais elle avait pas l'intention de s'battre, je crois, puis Monsieur Perdu... Je le regardais de haut en bas, essayant de l'imaginer donner des coups. Je failli m'étouffer à l'idée : ce type savait pas se défendre, vu le gabarit, et puis le soin apporté à ses fringues ajouté à celui porté à son visage. Mais pour en rev'nir à "l'expédition débutants", la Sasha se fourait clair'ment l'doigt dans l'oeil. C'était pas l'alcool qui me faisait perdre mes moyens. Je pouvais trébucher, glisser par terre, mais j'en demeurais pas moins un bon connard au combat.

- Bon, on est partis ?

Je sautais sur mes deux pieds, manquant une fois encore de me casser la gueule, mais la loi de la gravité ne l'emporta pas sur mon agilité canine -parce que j'avais appris avec les chiens, pas avec les chats, ces gros tas flemmards qui s'prenaient pour les rois du monde du haut de leur tour en paille- et d'un "hop là", sourire jusqu'aux oreilles, je fis une démonstration d'équilibre au petit monde alentour. Je relevais la tête vers Sasha, preuve que j'étais pas un "débutant", et que j'allais pourrir les mecs qui l'auront choisi cette nuit. L'alcool n'avait pas que des effets indésirables : elle me rendait aussi très sûr de moi. P't'être trop, mais c'est toujours mieux que pas du tout et d'se chier dans le froc au moindre risque. La jeune Iphy, respirant la joie, lança d'un sourire :

- Allons-y !

Pulsion soudaine : j'attrapais monsieur Perdu par le bras et le traînais à l'extérieur. Dire que j'avais cru que j'passerais une soirée de merde tout seul, j'me voyais à présent accompagné d'inconnus sur les sentiers battus de la guerre de gangs. Mais tout d'abord, raccompagner le grand garçon jusqu'à chez lui !
Je le lâchais au brûlant contact du vent froid contre mon visage et mes bras. Mes réflexes firent que je m'entourais de mes bras pour les frictionner et les protéger de la brise inamicale.

- Putain, ça caille !

- Putain, ça caille !

Iphigénie n'aurait jamais employé de tels mots bien sûr, cependant elle n'en pensait pas moins et elle fut parcourue d'un frisson qui la secoua de la tête aux pieds. Elle se souvint que c'était justement la raison pour laquelle elle était entrée dans ce bar.

- Vous alliez quelque part n'est ce pas ? C'est que je ne voudrais pas vous détourner de vos projets donc ne vous occupez pas de moi pour le moment, faites ce que vous avez à faire ! Si ma présence ne vous ennuie pas bien sur ! Oh et comment vous appelez vous ? Mesdemoiselles et vous monsieur ?

La jeune fille sourit devant la délicatesse de ce garçon. Pour sûr il devait être une charmante personne, il lui semblait bien prévenant. Elle avait cru comprendre qu'il se prénommait Noah ? Un prénom qu'elle appréciait beaucoup. Elle se dit qu'il lui allait très bien, puisque c'était simple et agréable. Comme elle ne savait pas si c'était une remarque plaisante pour un prénom, elle ne fit pas part aux autres de son avis, bien que pour elle, il n'y avait là rien de négatif.

- L'endroit où l'on va n'est pas un endroit qui plaît à tout le monde, et où tout le monde n'est pas le bienvenu. Alors c'est à toi de voir. Personnellement, ta présence ne me dérange pas du tout, mais j'espère que tu ne vas pas nous prendre pour des brutes, moi et Kell.

Ne convient-il pas de dire "Kell et moi" plutôt ? Iphigénie se sentit un peu trop pointilleuse de se faire ce genre de remarque. Ça n'avait pas grande importance, ça n'était rien de plus que de la politesse, une convention conventionnelle. Elle reporta son attention sur les personnes autour d'elle. Sasha se présenta et entreprit d'en faire de même pour nous.

-Et, euhm... La jeune fille, là...

Sasha hésitait, semblait mal à l'aise. Iphigénie sourit, amusée. Elle était habituée à ce que son prénom soit retors et mal aimé des mémoires.

-Iphy... génie... ? C'est ça ?

Mais elle fut agréablement surprise de constater que la jeune fille l'ait retenu. Elle la gratifia de son plus beau sourire avant de se tourner vers Noah.

- Exactement ! Enchantée Noah.

Elle sentit ses joues rosir à cause du froid et changea de pied d'appuis. Si ils restaient là à stagner plus longtemps, elle était persuadée qu'elle finirait par se transformer en glaçon.

- Au fait, où est-ce ?

Elle ne savait pas bien ce qu'elle ferait là bas. Il était bien évident qu'elle ne comptait pas participer. Agissait-elle seulement par pure curiosité ? C'était bien un comportement digne de l'étrange Iphigénie. Elle n'aimait même pas la violence. Pourtant, elle se sentait attirée par ces combats de rue. Elle voulait comprendre pourquoi les gens pouvaient désirer se battre, se faire du mal, à eux comme aux autres. Iphigénie avait toujours eu ce petit penchant intrépide qui la poussait à chercher à comprendre ce qui lui était à priori obscur.
Elle ouvrit brusquement son sac et fut rassurée lorsqu'elle y trouva ce qu'elle cherchait. Des pansements. Bon, ça ne valait pas une trousse de premiers secours digne de ce nom, mais au moins, si l'un deux se faisait mal, elle pourrait faire ça pour lui.
Elle coula un regard en direction des autres en espérant qu'ils n'aient pas remarqué son sursaut. Elle craignait qu'ils ne s'imaginent qu'elle avait peur, ce qui n'était absolument pas le cas.

Je me frottais les épaules, le haut du torse, la mâchoire. J'aurais dû prendre une veste ou un sweet. J'pensais jamais à c'genre de détails encombrants justement parce que je les trouvais prise de tête, mais après coup, je regrettais toujours de n'être qu'une sale tête d'âne et de ne jamais voir plus loin que le bout d'mon nez -pas très grand en plus, donc j'voyais clairement pas loin.

- Vous alliez quelque part n'est-ce pas ? C'est que je ne voudrais pas vous détourner de vos projets donc ne vous occupez pas de moi pour le moment, faites ce que vous avez à faire ! Si ma présence ne vous ennuie pas bien sur ! Oh et comment vous appelez-vous ? Mesdemoiselles et vous monsieur ?

Je pouffais encore discrètement derrière mon poing. "Monsieur". "Monsieur Qaeli Kath". Ça sonnait tellement bizarrement. Lui aussi, il avait l'sang aristo. Des manières, du beau blabla...ouais, m'sieur Perdu avait l'sang bourgeois. Ça collait bien, il avait l'air précieux, avec sa jolie chemise en soie ou quelque chose comme ça. J'avais p't'être pas l'goût des belles choses, mais j'en connaissais la valeur. Et j'savais reconnaître la quincaillerie du luxe. Mais encore une fois, ça lui allait bien, il était joli comme ça. "Joli". Encore du vocabulaire de midinette.

- L'endroit où l'on va n'est pas un endroit qui plaît à tout le monde, et où tout le monde n'est pas le bienvenu. Alors c'est à toi de voir. Personnellement, ta présence ne me dérange pas du tout, mais j'espère que tu ne vas pas nous prendre pour des brutes, moi et Kell.

Je tournais vivement la tête vers Sasha, les yeux ronds. Simple réflexe de gars qui entend son prénom alors qu'il ne s'y attend pas. Pourquoi est-ce que M'sieur Perdu nous prendrait pour des brutes ? Il allait venir avec nous aussi ? Alors, je comprenais pas trop la logique des nanas parfois : j'avais pas eu la bonne idée d'inviter Iphy, mais inviter un mec encore plus féminin qu'elle, ça la dérangeait pas ? J'étais sûr qu'Iphy avait des armes dans son sac, genre des sprays pour en mettre dans les yeux des agresseurs, etc. Perdu, il avait quoi sur lui ? Sa chemise. Voilà quoi.

-Et, euhm... La jeune fille, là... Iphy... génie... ? C'est ça ?

- Exactement ! Enchantée Noah.

Woh, M'sieur Perdu avait un nom. Logique quand on y réfléchit, mais j'm'étais fait à "m'sieur Perdu" et "Noah", c'était naze à côté. Tant pis, j'allais lui garder son surnom de beau gosse paumé. D't'façon, y'avait pas d'raisons que j'lui adresse la parole vraiment, en ayant besoin de dire son prénom.
Je détournais les yeux de M'sieur Perdu, les portais vers Sasha, qui avait vraiment pas l'air d'une nana dans ses fringues, puis vers Iphy, qui ne savait apparemment pas ne pas sourire, vu que j'pouvais entrapercevoir un morceau de ses dents à chaque fois que je la regardais. Elle avait pas bu, mais c'était tout comme : elle avait pas de flipper le moins du monde, alors que le patron du bar avait essayé de l'effrayer en m'disant que j'étais irresponsable et compagnie. Non, elle fouillait tranquillement dans son sac, à la recherche d'un mouchoir ou d'une babiole de fille.

- Au fait, où est-ce ?

- Au hangar, a dit Sasha, répondis-je à la demoiselle.

Je m'approchais de la brunette en sautillant, les mains dans les poches et me penchais de manière à ce que mes yeux soient bien en face des siens.

- Tu as peur du noir, Iphy ? souriais-je, les yeux grands ouverts.

J'avais p't'être envie de lui faire un peu peur, mais pas une peur qui fiche vraiment la trouille, juste la peur du moment, où tu te demandes ce que tu fous à traîner avec des gens comme ça. J'penchais la tête et me tournais lentement vers M'sieur Perdu. Je chuchotais à Iphy, quand même pour lui prouver que je rigolais :

- Lui il a peur en tout cas, regarde, il a les mains qui tremblent...

Sûrement à cause du froid d'ailleurs, plutôt que de la peur. Qu'est-ce que je pouvais être con après l'alcool.