- Au fait, tu voulais aller à la cafète ou acheter toutes ces victuailles dans la rue commerçante ?

Serei avait réfléchit pendant leur marche, après donc avoir quitté les toilettes. Si l'idée d'une balade lui plaisait bien, celle de consommer en se promenant le séduisait déjà moins. Il n'avait pas très envie de se poser à la cafétéria, ni même dans un bar ; l'ambiance qui y régnait lui paraissait trop étrangère, à chaque fois où il avait tenté d'y mettre les pieds. Il préférait les cafés, ou les salons de thé. Et c'est justement dans l'un de ces salons qu'il décida d'emmener Teñval. Il songea à toutes les sucreries qu'il pourrait y déguster, et se sentait joie à l'idée de partager ces merveilles avec son camarade de chambre.

- Je connais un salon de thé plutôt chouette, où je sais qu'ils servent mes boissons, et je pense qu'ils y servent aussi de la citronnade. En même temps, je me demande ce qu'ils n'y servent pas. Ils ont des pâtisseries en plus...

Serei se mit à sourire de toutes ses dents en pensant à ce qu'il allait manger. "Il en faut peu pour être heureux" : le garçon illustrait à merveille cette bien connue expression.

Arrivés à l'entrée, les deux étudiants furent accueillis par une serveuse sobrement habillée mais toute sourire. Elle leur demanda s'ils seraient plus de deux et leur proposa une table non loin de la grande baie vitrée qui donnait sur le bleu de la mer. Serei posa son sac de sport à côté de son fauteuil dans lequel il s'installa confortablement, et regarda passivement la carte.

- En fait, je sais déjà ce que je vais prendre, je ne sais pas pourquoi je prends la carte pour la lire à chaque fois, rit-il légèrement en reposant la feuille plastifiée. Ah, regarde s'ils ont de la citronnade. Et s'ils n'en ont pas sur leur carte, on pourra en demander, je pense. Et prend un gâteau aussi, sauf si tu n'as pas faim, mais j'offre la "tournée" alors ne te prive pas, ça me fait plaisir. J'aime bien leurs mélanges orange-pistache, ou sinon, leur tarte au chocolat, elle est très bonne aussi. Mais je trouve qu'il fait trop chaud pour du chocolat. Mais ce n'est que mon avis, bien sûr, tu peux prendre du chocolat si tu veux...

Nous sommes sortis des toilettes en silence et je me suis laissé guidé par mon voisin de lit sans opposer aucune résistance. Le silence entre nous s'est éternisé pendant un moment. Pourtant, je n'ai pas eu l'impression qu'il soit gênant ou pesant. C'était simplement un silence de complicité, en quelque sorte.

Je profite de la balade pour découvrir un peu ce coin de l'île que je ne connais pas vraiment. J'avais arrêté de fréquenter le seul lycée de l'île vers la fin de la classe de première, et j'avais passé le bac en candidat libre, parce que je ne supportais plus de voir les tronches blasées des gens. J'étais juste pas à ma place. Par souci de bonne conscience, J'ai finalement décidé de reprendre le cursus normal à ma première année de licence. Je m'étais rendu à l'évidence que la solitude ne m'allait pas mieux que le lycée. A défaut d'une meilleure solution, j'avais donc choisi de donner une seconde chance aux jeunes de cette île. Et, par conséquent, j'avais redécouvert ce coin que j'avais fui pendant quelques années.

Nous arrivons dans une petite allée pavée bordée d'échoppes diverses et accueillantes. Je me sens bien, comme si les lieux m'étaient familiers alors que je ne me souviens pas y être déjà venu. Serei se dirige vers une boutique, un peu plus loin dans la rue.

- Je connais un salon de thé plutôt chouette, où je sais qu'ils servent mes boissons, et je pense qu'ils y servent aussi de la citronnade. En même temps, je me demande ce qu'ils n'y servent pas. Ils ont des pâtisseries en plus...

Je souris en coin, en me disant que Serei est vraiment attachant et qu'il doit s'être fait beaucoup d'amis ici grâce à ses attentions. J'acquiesce silencieusement tandis qu'il pousse la porte vitrée du salon de thé en question. L'intérieur est intimiste, et on sent que l'architecte d'intérieur a misé sur le confort. Simple, mais accueillant.
La serveuse nous attrape à peine entrés et nous déballe l'interrogatoire habituel. Combien de personnes ? La table avec vue sur la mer ? Très bien, suivez moi. Le B-A ba, en gros.

Nous nous installons, lui dans un fauteuil et moi sur la banquette. J'attrape la carte et entreprends d'y trouver mon bonheur. Je cherche si par hasard ils ne proposent pas "courage à la crème anglaise", "timidité flambée" ou quelqu'autre dessert symbolique. Mais ils se cantonnent à des pâtisseries plus conventionnelles et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je me console en me disant qu'il vaut mieux manger quelque chose de connu mais bon qu'une sucrerie improvisée et mauvaise.

- En fait, je sais déjà ce que je vais prendre, je ne sais pas pourquoi je prends la carte pour la lire à chaque fois, rit-il légèrement en reposant la feuille plastifiée. Ah, regarde s'ils ont de la citronnade. Et s'ils n'en ont pas sur leur carte, on pourra en demander, je pense. Et prend un gâteau aussi, sauf si tu n'as pas faim, mais j'offre la "tournée" alors ne te prive pas, ça me fait plaisir. J'aime bien leurs mélanges orange-pistache, ou sinon, leur tarte au chocolat, elle est très bonne aussi. Mais je trouve qu'il fait trop chaud pour du chocolat. Mais ce n'est que mon avis, bien sûr, tu peux prendre du chocolat si tu veux...

Je réprime un fou rire dans ma manche de pull. Ne sachant pas à quelle partie de sa phrase répondre en premier, je replonge quelques instants dans la carte pour stabiliser mon choix.

- Ils ont de la limonade, ça me va aussi bien ! le rassurai-je.

En réalité, ça ne remplacera jamais la citronnade de Lyss, mais je crois qu'aucune boisson ne peut être meilleure que celle qu'elle préparait. Une banale histoire de sentiments, il faut se rendre à l'évidence qu'il n'y a pas de meilleure explication.

- Tu es sûr de vouloir offrir la tournée, mec ?

Encore une formulation de phrase douteuse pour se donner un genre. Je m'en veux d'avoir dit ça, c'est con. J'embraye directement sur la suite de la phrase dans l'espoir de lui faire oublier ce que je viens de dire.

- C'est pas donné ! Enfin, j'ai l'impression de faire la greluche qui se fait inviter pour la première fois par son copain, Ahah.

Je ris. Ahah. La comparaison m'agace, mais je fais semblant de rire à ma propre bêtise. Je dois vraiment avoir un grain.

- Enfin, voilà, sinon je me laisserais bien tenter par un banal brownie flottant dans sa chère crème anglaise.

Je crois que j'aime les valeurs sûres.
Je regarde Serei pour appuyer mes dires, et me donner un petit air sûr de moi. C'est stupide, puisqu'il ne s'agit que de gâteaux. Ce n'est pas comme si mon honneur ou ma virilité étaient en jeu. Je m'ébouriffe les cheveux en guise de réprimande et guette le passage de la serveuse pour passer la commande.

Teñval avait l'air d'apprécier la place, cela fit plaisir à Serei. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, et pourtant, il lui semblait qu'ils étaient capables, l'un comme l'autre, de passer du temps ensemble comme si c'en était le cas.

- Ils ont de la limonade, ça me va aussi bien !

Mmh, la limonade, c'était bon, ça. Serei adorait la mélanger avec du sirop de citron, même si celle-ci était déjà parfumée aux agrumes. Le garçon se fit remarquer qu'il n'aimait pas le citron en accompagnement, qu'il n'aimait pas en mettre sur son saumon fumé comme on le lui recommandait si souvent, qu'il n'aimait pas non plus le manger seul. En somme, Serei n'aimait pas le citron, sauf lorsqu'il était mélangé à une tonne de sucre et à de l'eau, pétillante ou pas. La réflexion l'amusa, et il se demandait si son nouvel ami, ainsi avait-il choisi de l'appeler, allait prendre du sirop avec sa limonade, ou s'il la prendrait nature. Peut-être bien qu'il prendrait autre chose, finalement.

- Tu es sûr de vouloir offrir la tournée, mec ? C'est pas donné ! Enfin, j'ai l'impression de faire la greluche qui se fait inviter pour la première fois par son copain, Ahah.

Serei rit un peu. L'image, sûrement. Il n'avait jamais invité de fille à boire, ni de garçon d'ailleurs. Il se rendit compte que c'était la première fois qu'il emmenait quelqu'un à manger. Pourtant, en cinq ans, il avait déjà bu avec ses camarades de classe, lors d'occasions particulières, ou avec les autres sportifs qui l'invitaient parfois à prendre une bière qu'il remplaçait généralement par un soda parce qu'il n'aimait pas le goût de l'alcool. Il dévisagea Teñval un instant, haussa les épaules. Il fallait bien une première fois à tout, et on s'en fichait, au fond, que ce soit la première fois qu'il invitait quelqu'un. Qu'est-ce que ça devait changer ?
Quoiqu'il en soit, Serei était content de pouvoir payer pour tous les deux. C'était un peu symbolique, et Serei aimait tout ce qui touchait à la symbolique. Il espérait peut-être que le garçon en face de lui resterait un bon ami, même s'il était trop tôt pour parler d'amitié, se souffla Serei. Peut-être s'entendraient-ils bien quelques heures, quelques jours, quelques semaines... Peut-être qu'ils se lasseront mutuellement l'un de l'autre ou alors juste l'un, de l'autre. Cette dernière proposition déplaisait fortement à l'esprit simple qu'était Serei. Non, il voulait être ami avec Teñval, parce qu'il le trouvait drôle, quand même, avec sa façon de parler, et même s'ils n'avaient pas eu beaucoup d'occasions pour discuter.

- Enfin, voilà, sinon je me laisserais bien tenter par un banal brownie flottant dans sa chère crème anglaise.

Serei repose le pied sur le sol de la réalité, happé par la voix de Teñval, qui le regarde avant de passer sa main dans ses cheveux. Il faisait souvent ce geste, simple constat qui fit sourire Serei : il aimait bien les gens simples, qui ne se cachaient pas derrière des comportements calculés, et des manières surjouées. Il faisait davantage confiance aux gens qu'il qualifiait de "simples", parce qu'ils devaient avoir quelque chose de rassurant et de plus humain que des mathématiques.
Ce dernier mot, il était sorti d'on ne savait où, et il perturba le chemin facile de pensées de Serei. Tant pis, ç'avait sûrement un lien logique avec le reste, même s'il s'était perdu en chemin.

- Mmmh, avec une île flottante, c'est bon, la crème anglaise ! La crème anglaise seule, c'est bon aussi. Je pense que je serais capable d'en boire, comme ça. A la place du chocolat du quatre heure. Oh, finalement, ça doit être un peu trop pâteux, pour remplacer une boisson... Mais peut-être une crème au chocolat alors ?

Une serveuse différente de celle qui les avait placés arriva, et leur demanda s'ils avaient fait leur choix. Serei répondit d'un hochement de tête, puis regarda Teñval en commandant donc une limonade et un brownie trempant dans la crème anglaise, pour s'assurer qu'il ne se trompait pas. Il demanda pour sa part un jus de mangue et d'ananas et une part de gâteau à la pistache et à l'orange. La femme secoua la tête à chacun des articles et repartit en leur disant que la commande arriverait vite.
Serei regarda la serveuse repartir et ouvrit des yeux ronds en se rendant compte qu'il avait commandé une simple limonade. Il se confondit en excuses :

- Je demanderai à ce qu'on t'ajoute du sirop si tu en voulais, ah, je m'excuse, je n'ai pas réfléchi lorsqu'elle est venue... Je m'étais dit que j'avais hâte de savoir ce que tu prendrais en plus, si tu aimais le sirop de citron ou si tu préférais la menthe ou la grenadine... Je suis incapable de penser sur la durée, finit-il par rire. Ma mémoire immédiate est quasiment inexistante, et je fais pourtant des efforts pour la développer, mais je crois avoir pris trop de balles sur la tête quand j'étais petit.

Il se tut un instant avant de reprendre de plus belle :

- C'est une théorie qui pourrait se tenir, tu ne trouves pas ? J'avais lu quelque part, sûrement dans un magazine pour enfants, donc quand j'étais petit, que les neurones mouraient quand on les heurtait, donc quand on prend des coups sur la tête. C'est peut-être pour ça que les gens peuvent perdre la mémoire, quand ils reçoivent un coup sur la crâne. Ah, je savais que j'avais la fibre scientifique !

La serveuse revint, les mains chargées des victuailles commandées. Elle donna le nom de chacune d'elles, à chaque fois, pour savoir à quelle place de la table elle devait les poser. Avant qu'elle ne parte, Serei la retint en levant légèrement la main et s'excusant :

- Pardonnez-moi...lui dit-il en se tournant vers Teñval avant de poursuivre. Tu ne voulais pas de sirop pour ta limonade, du coup ?

Joie intérieure : sa mémoire immédiate ne lui avait pas fait défaut deux fois de suite.

- Je demanderai à ce qu'on t'ajoute du sirop si tu en voulais, ah, je m'excuse, je n'ai pas réfléchi lorsqu'elle est venue... Je m'étais dit que j'avais hâte de savoir ce que tu prendrais en plus, si tu aimais le sirop de citron ou si tu préférais la menthe ou la grenadine... Je suis incapable de penser sur la durée, finit-il par rire. Ma mémoire immédiate est quasiment inexistante, et je fais pourtant des efforts pour la développer, mais je crois avoir pris trop de balles sur la tête quand j'étais petit.

Je marque une pause, un peu déstabilisé. Trop de balles ? Mon sourcil gauche oscille même un peu. Puis je réalise. Quel con. Je m'agite un peu, nerveux. En quelques secondes je m'étais tourné des films complètement à côté de la plaque. Je m'étais même dit que les armes à feu n'étaient pas autorisées et qu'il était même très rare d'en voir une dans sa vie. Mais forcément, Serei ne parle pas de ce type de balle.

- C'est une théorie qui pourrait se tenir, tu ne trouves pas ? J'avais lu quelque part, sûrement dans un magazine pour enfants, donc quand j'étais petit, que les neurones mouraient quand on les heurtait, donc quand on prend des coups sur la tête. C'est peut-être pour ça que les gens peuvent perdre la mémoire, quand ils reçoivent un coup sur la crâne. Ah, je savais que j'avais la fibre scientifique !

Je souris à sa remarque. J'en ris même un peu ! Est-ce que c'est vrai ? Dans les films, ça arrive souvent, les pertes de mémoires après des chocs. C'est même l'un des choix les plus agaçants auxquels ont recours les scénaristes. J'ai toujours eu horreur de ces ralentisseurs d'histoires. Le héros devenu amnésique avant la réussite de sa mission doit tout reprendre depuis le début. C'est complètement stupide, non ? Comment réexploiter toutes les idées que les scénaristes avaient oublié de mettre la première fois. De la bouillie intellectuelle. Je rougis, réalisant que j'ai de nouveau sombré dans les râleries. Un peu de tenue, petit con ! Serei est un mec cool, il ne mérite pas ce versant de ton caractère.

La serveuse réapparaît, chargée de nos victuailles. Elle aurait pu être mannequin, ou même nue, elle n'aurait pas reçu plus d'attention à cet instant. Seuls nos desserts et boissons m'intéressent.

- Pardonnez-moi...lui dit-il en se tournant vers moi avant de poursuivre. Tu ne voulais pas de sirop pour ta limonade, du coup ?

Je me racle faiblement la gorge, mal à l'aise. Si je lui dis que je n'ai jamais gouté la limonade avec sirop, alors il aura retenu la serveuse pour rien. Il se sentira peut-être mal à l'aise. Je cherche du plus vite que je peux une alternative. Finalement, je me décide pour la moins glorieuse de toutes : la technique du non-initié.

- Je prendrais ce que tu me conseilles, c'est toi qui invites, après tout !

Surtout, ne pas reconnaitre que je suis un ignorant. Des fois qu'il me trouve ridicule. Bien sûr, je réalise après coup que ma répartie est encore plus ridicule. Je fronce le coin du nez et décide de remettre en place, c'est-à-dire décoiffer un peu plus, ma chevelure brune.

- Ça fait longtemps que tu viens ici ? je désigne d'un coup de tête notre entourage.

Je me demande s'il y a invité d'autres gens que moi. J'essaye de l'imaginer, mais je n'y arrive pas. Non pas que je doute des capacités sociales de Serei, mais j'ai bien du mal à cerner son comportement. Il est gentil mais semble toujours absorbé ailleurs, dans un coin de sa tête inaccessible.

- Je prendrais ce que tu me conseilles, c'est toi qui invites, après tout !

Serei regarda Teñval un court instant, passa ses longs doigts fins sur son menton. Il devait vite réfléchir, et c'était une chose difficile. Serei se pinça les lèvres.

- Du citron, s'il-vous-plaît, chuchota-t-il à l'adresse de la serveuse, d'un sourire.

Elle s'éloigna, et Serei se tourna vers son invité.

- Ça fait longtemps que tu viens ici ?

Serei ouvrit la bouche, lorsqu'il se rappela qu'il avait rendez-vous avec un certain Thorsten, au karaoké Ramiro. Il sortit la montre de la poche avant de son sac. Ouf, il n'était pas encore l'heure, il lui restait quelques minutes avant de devoir partir et de quitter son nouvel ami. Il rangea son sac sous ses pieds, et revint à Teñval.
Il planta sa cuillère dans son gâteau, sépara consciencieusement la partie pistache de l'orange et plaça sur son couvert un morceau de la pâtisserie qu'il dégustait déjà du regard. Il leva la cuillère au niveau de ses yeux. Il jeta un regard à ce qu'il se passait derrière la montagne de sucre dominant sa cuillère, aperçu Teñval.

- Non, je suis venu seulement douze fois...

Il mâcha le contenu de sa cuillère en réfléchissant à ce qu'il venait de dire.

- C'est peut-être ce qu'on appelle "souvent", finalement. Je ne suis pas du genre à fréquenter les lieux par habitude, excepté le gymnase, mais c'est parce que c'est le meilleur lieu pour y faire du basket. Je ne suis jamais allé au karaoké "chez Ramiro", je n'ai jamais mis le pied dans un karaoké à vrai dire. Je sais qu'on y chante ; les gens sont vraiment amusants ! Ils vont dans de grandes salles peuplées de monde pour chanter devant ce même monde...rit-il nerveusement. C'est une image assez horrible ! Je ne vois pas pourquoi je devrais y aller...sauf pour récupérer mon porte-feuille. Parce que je suis un peu tête en l'air, et je l'ai perdu. Heureusement qu'il y a des gens gentils sur cette île. Surtout un porte-feuille. Mais je n'avais pas grand chose dedans. Ma carte d'identité entre autre. Pas celle d'Edna, parce qu'on en a pas besoin...je crois...

Il se remit à rire avant de reprendre un bouchée de gâteau. Il aimait beaucoup parler, et ça partait souvent trop loin, il le savait. Il ne pouvait tout simplement pas s'en empêcher, c'était tout naturel, chez Serei.
Il se souvint d'ailleurs qu'il n'avait pas prévenu Teñval pour son rendez-vous avec le fameux inconnu Thorsten Thorbjörnson, et il s'empressa de réparer son erreur :

- Au fait, Teñval, je dois rencontrer un homme. Il doit me rendre mon porte-feuilles, je l'ai perdu...

Ca, il l'avait déjà dit, mais tant pis.

- Tu voudrais bien m'accompagner ? demanda-t-il en se cachant derrière sa dernière bouchée de gâteau.

Il n'ajouta pas qu'il avait peur des endroits fréquentés, et, craignant que ça n'effraye son ami, il n'ajouta rien à sa demande. Il espérait que Teñval accepterait sans rien demander de plus.
Il prit son verre et le fit tourner entre ses deux paumes pour regarder le jus de fruits suivre le mouvement. Il en fallait peu, pour intéresser Serei.

- Non, je suis venu seulement douze fois...

Seulement. Je mastique lentement, comme pour digérer la valeur que Serei donne au mot "souvent".

- C'est peut-être ce qu'on appelle "souvent", finalement.

Disons que, pour quelqu'un comme moi, associable sur les bords, timide et inadapté, douze fois représente un nombre incalculable de fois où j'aurais été contraint de sociabiliser. Heureusement pour moi, Serei est un mec cool et je ne me sens pas mal à l'aise avec lui, donc ça va. Pas besoin d'exorcisme pour m'en remettre, me moquai-je de moi-même.

- Je ne suis pas du genre à fréquenter les lieux par habitude, excepté le gymnase, mais c'est parce que c'est le meilleur lieu pour y faire du basket. Je ne suis jamais allé au karaoké "chez Ramiro", je n'ai jamais mis le pied dans un karaoké à vrai dire. Je sais qu'on y chante ; les gens sont vraiment amusants ! Ils vont dans de grandes salles peuplées de monde pour chanter devant ce même monde...rit-il nerveusement. C'est une image assez horrible ! Je ne vois pas pourquoi je devrais y aller...sauf pour récupérer mon porte-feuille. Parce que je suis un peu tête en l'air, et je l'ai perdu. Heureusement qu'il y a des gens gentils sur cette île. Surtout un porte-feuille. Mais je n'avais pas grand chose dedans. Ma carte d'identité entre autre. Pas celle d'Edna, parce qu'on en a pas besoin...je crois...

Le temps d'enfourner une nouvelle part de gâteau dans sa bouche, je réalise que si je suis à l'aise avec lui, c'est peut-être parce qu'il m'épargne le calvaire de lancer des sujets de conversations, sport auquel je ne brille pas le moins du monde.

- Au fait, Teñval, je dois rencontrer un homme. Il doit me rendre mon porte-feuilles, je l'ai perdu...

J'hausse un sourcil, artifice qui correspond, dans ma langue personnelle, à une interrogation. J'ai vaguement conscience que le reste du monde n'est pas au courant de mes codes, mais comme Serei semble ne pas s'en formaliser, je garde le silence en points de suspension, suspendu (donc) aux lèvres de mon interlocuteur.

- Tu voudrais bien m'accompagner ? demanda-t-il en se cachant derrière sa dernière bouchée de gâteau.

Je m'étrangle. Fichu brownie ! Il en veut à ma vie, il n'y a pas à en douter. Je le foudroie du regard (le brownie) et tente de faire passer cette tentative d'assassinat par une bonne rasade de limonade au sirop de citron. Sucré à souhait, qui plus est. Petit coup de serviette sur mes lèvres pour éviter que je me retrouve avec une bouche aussi sexy qu'un derrière de cochon. Et puis quelque chose me brûle le front, d'un coup. Intrigué, je passe ma main dessus, mais l'impression ne passe pas, évidemment. Un neurone se réveille, mes yeux se lèvent.

- Euh...

Je tousse, affreusement gêné. Serei attend une réponse à une question que j'ai vaguement entendue. Est-ce que je peux décemment lui dire que je ne l'ai pas vraiment écouté à cause d'un attentat de Brownie sauvage ? Le peu de raisonnement dont je suis capable me souffle que non, il ne vaut mieux pas lui raconter ces palabres. Au prix d'un effort de recomposition du puzzle de mes souvenirs, je parviens à articuler une réponse qui, je l'espère, convient à la question.

- Je crois que j'ai rien de prévu.

Je fais mine de réfléchir à un potentiel emploi du temps, à des hypothétiques rendez vous avec des personnes imaginaires ou autres choses caractéristiques du mec qui ne connait personne.

- Au fait, tu as rendez vous où ?

Vacciné du brownie, je range la fourchette en travers de l'assiette pour signaler à la serveuse que j'ai terminé. Il a parlé de karaoké tout à l'heure, non ? Pourquoi déjà ? Oh... SON RENDEZ VOUS. Je trébuche mentalement sur cette pensée.

- Le... karaoké ? balbutiai-je.

Allez, un petit déglutissement digne d'un cartoon.

- C'est que... Enfin j'chante pas quoi. Même pas un peu.

Inquiet de passer pour un fin crétin qui se cherche des excuses pour fuir, je m'empresse de préciser :

- Mais bon, c'est pour récupérer ton porte feuille nan ? On y va ?

Je ris nerveusement. J'suis passé pour un con, une fois de plus.

- Euh...

Teñval se mit à toussoter. Serei se demanda si c'était parce qu'il avait avalé un morceau de travers ou si c'était parce qu'il n'osait pas lui dire qu'il ne souhaitait pas l'accompagner. Il le regarda donc, patiemment, hésitant à lui proposer son aide pour faire passer le gâteau qui tentait de le tuer alors. Lorsqu'il se décida à donner un coup de main, souffrant de voir le jeune homme s'étouffer, Teñval reprit sa respiration et continua :

- Je crois que j'ai rien de prévu.

Soulagé, Serei se réjouit de la réponse de son ami. Il n'avait pas peur d'aller rencontrer l'homme seul, mais la présence d'un ami le rassurait quand même. Serei avait d'ailleurs plus peur du lieu en lui-même plutôt que de l'homme mystérieux à la grosse voix.
Il regarda Teñval, le temps de terminer de siroter son jus de fruits.

- Au fait, tu as rendez vous où ?

Cette fois-ci, ce fut le basketteur qui manqua de s'étouffer. Il avait vraiment espéré que son voisin de chambre ne pose pas cette question, il imaginait très bien la réponse aussi peu appréciée par Teñval que par lui-même, et il se mura donc dans un silence certain, s'enfonçant malgré lui dans son siège comme s'il essayait de disparaître.

- Le... karaoké ?... C'est que... Enfin j'chante pas quoi. Même pas un peu.

Serei fit oui de la tête, se réfugiant derrière son verre ; signe que lui non plus, ne savait pas chanter, hormis sous la douche, et encore...s'agissait-il vraiment de ce que l'on appellerait du "chant" ? Il commençait à se sentir mal pour Teñval, il avait l'impression de lui avoir forcé la main, et il avait peur que ce soit la dernière expérience qu'il aurait avec son tout frais nouvel ami.

- Mais bon, c'est pour récupérer ton porte feuille nan ? On y va ?

Serei leva de grands yeux vers son interlocuteur qui se leva de son siège. Il vida son verre, laissant tomber sa paille qui le ralentissait, sortit quelques pièces de ses poches, les compta rapidement et posa sur la table de quoi payer les deux commandes. Il attrapa son sac et quitta la place, invitant Teñval à le suivre.